Pessoa et ses hétéronymes dans la mise en scène de Stanislas Grassian
(Crédit Photo DDM)
Qui êtes-vous, Fernando Pessoa ? C’est la question que pose le spectacle de Théâtre-Poésie, Mystère Pessoa, mis en scène par Stanislas Grassian, et représenté samedi 16 mars 2013 au Théâtre Beaurepaire à Saumur. Dans le cadre du Printemps des Poètes, en association avec La Maison des Littératures, cette « pantomime buccale » (J. L. Barrault) esquisse un portrait du grand portugais à travers trois figures hétéronymes parmi la « galaxie » (A. Tabucchi) des quatre-vingt-quatre qu’il créa. Le synopsis de la pièce est entièrement composé avec des textes de Pessoa.
Un décor simplissime aux tonalités ocres (un simple lit de camp pliant à jardin, un paravent qui dévoile un méchant lavabo surmonté d’une triste glace, et la célèbre malle où furent découverts après sa mort ses 27 453 manuscrits, à cour) laisse à imaginer les chambres sordides où vécut le petit traducteur de textes commerciaux qu’il fut une grande partie de sa vie.
C’est là que l’on découvre Fernando Pessoa (Stanislas Grassian) aux prises avec ses créations : le maître Alberto Caeiro (Florent Dorin)) et ses deux disciples : Alvaro de Campos (Jacques Courtès) et Ricardo Reis (Raphaël Almosni). Une seule silhouette féminine, réelle celle-là dans la vie de Pessoa, la petite secrétaire toute vêtue de gris, sa fiancée Ophelia Queiros (Nitya Fierens), qu’il quitta, avec qui il renoua, mais qu’il n’épousa jamais. Ce sont donc les affres de la création et l’angoisse existentielle d’un poète, déchiré entre ses différentes aspirations, que la pièce nous donne à voir. Sarabande nocturne infernale, existence somnambulique, où le poète ne sait plus qui il est, ni qui parle en lui et à travers lui.
« Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent… »
Etrange destin que celui de ce poète de santé fragile, marqué par nombreux deuils familiaux, exilé à soi-même, dont la vie ne fut qu’ « une longue marche vers soi, vers la connaissance », et notamment à travers ces multiples hétéronymes, auxquels il inventa une biographie. Tout jeune déjà et solitaire, il s’invente un double, le Chevalier de Pas. En 1914, Alberto Caeiro, tuberculeux, lui dicte les 39 poèmes du Gardeur de Troupeaux. Raphaël Almosni, au fin profil, à la barbe fine, chaussé de gros godillots, interprète ce jeune pâtre vêtu d’un pantalon troué et d’une chemise de grosse toile blanche. C’est sa mort qui ouvre et qui clôt la pièce, car il est le Maître. On assistera donc à une sorte de rêve éveillé du poète. Autour de lui gravite le portuan Ricardo Reis, le médecin intellectuel, l’auteur des Odes. Sec philosophe au teint mat, coiffé d’un chapeau, habillé d’un costume dans les tons beiges, le comédien joue ce personnage complexe, habile à manier les argumentations spécieuses. Enfin, y a le judéo-algarvois Alvaro de Campos, ingénieur en mécanique maritime inspirateur des 1 000 vers de l’Ode maritime et des 35 Sonnets métaphysiques. Jacques Courtès, sanglé dans un blazer bleu-marine à boutons dorés, prête sa stature imposante et son verbe haut à ce grand épicurien, maître en hédonisme.
La mise en scène est particulièrement habile à rendre ce glissement incessant d’un hétéronyme à l’autre, entraînant la dissolution du Moi du poète. Sous le drap du lit de camp, les quatre personnages se succèdent ou se mêlent ; derrière le paravent, chacun à son tour enfile le pyjama du poète ; dans le miroir, les différents visages apparaissent, détruisant peu à peu le Moi orthonyme. Le rassemblement du Moi poétique se recrée peut-être seulement quand Ophelia Queiros, en bas résilles et corset noir, vient danser sous leurs yeux une chorégraphie tentatrice.
Pessoa interprété par Stanislas Grassian
Le spectacle rend particulièrement bien compte de l’éclatement intime de la personne de ce « poète du nulle part du Moi ». Stanislas Grassian, dont la ressemblance avec le Pessoa de vingt ans est troublante, campe un poète particulièrement habité. La fragile silhouette du comédien, au visage blafard surmonté de fines lunettes qui lui tombent sur le nez, dans son costume de gratte-papier noir, avec son melon qui le fait ressembler à un triste Charlot, apparaît ballottée entre ses différentes créatures qui l’écartèlent. On perçoit bien ici que la création de ces hétéronymes n’est nullement un artifice littéraire mais le produit d’un élan créateur douloureux. Dans son passionnant article, « Les doubles de Monsieur Personne », Elisabeth Poulet s’interroge sur cette psychopathie remarquable, qui a fait l’objet de bien des diagnostics. Elle souligne cette aspiration à être l’autre : « Il ne suffit pas d’être un, écrit-elle, il faudrait être deux en même temps. » Elle insiste encore sur le risque vital que prend le poète à être « un Pessoa qui serait quelqu’un mais démultiplié, un Pessoa qui ne serait personne à force d’être tout ».
Pessoa à vingt-et-un ans
Un des grands intérêts, me semble-t-il aussi, de cette mise en scène, c’est d’illustrer cette profession de foi de Pessoa lui-même : « Le point central de ma personnalité, en tant qu’artiste, c’est que je suis un poète dramatique […] Je sens en me détachant de moi-même. » La folle chorégraphie de la constellation des trois hétéronymes qui envahissent la scène, Caeiro et sa sagesse païenne, Reis et sa rhétorique intellectuelle, Alvaro de Campos et sa sensualité envahissante, témoignent de la diversification chez le poète de sa manière de sentir. Cependant ces hétéronymes ne doivent pas être vus uniquement comme les personnages d’un théâtre intérieur. Ce qui est extraordinaire, c’est que ces créatures sont créatrices à leur tour ; êtres de fiction, ces poètes imaginaires produisent à leur tour de la fiction.
Cette superbe mise en scène, tout à la fois ardente et maîtrisée, est une réelle incitation à découvrir l’univers mystérieux du poète portugais. Ce Fernando Pessôa qui, le 04 septembre 1916, supprima le circonflexe sur son patronyme, prenant ainsi pour la postérité le masque de théâtre (persona) de Monsieur Personne.
Sources :
http://www.larevuedesressources.org/les-doubles-de-monsieur-personne-fernando-pessoa,561.html