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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 17:02

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 Zénon (Gian Maria Volonte) dans L'Oeuvre au noir,

adaptation cinématographique de André Delvaux (1987)

 

 

L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar est un de mes romans de prédilection. Peut-être parce que son auteur est comme moi originaire du Nord de la France… Surtout, je crois, parce que ce roman manifeste un lien quasi consubstantiel entre le romancier et son personnage, le médecin et alchimiste Zénon Ligre. J’ai été fascinée par ce personnage en quête de la connaissance dans un XVIème siècle en proie aux intolérances et aux violences de toutes sortes ; après avoir échappé à l’Inquisition, il se suicidera au terme d’un procès dont il sera demeuré spectateur.

Les coïncidences entre le roman et l’autobiographie sont multiples : la Flandre de Yourcenar, c’est aussi la Flandre de Zénon… On sait combien les trois volumes autobiographiques mettent en avant le fait que seul le hasard a voulu que Marguerite Yourcenar naisse un jour, quelque part (« un certain lundi 8 juin 1903 ») à Bruxelles. Après tout, n’aurait-elle pas pu naître à l’époque de Zénon et Zénon en son temps à elle ? Marguerite Yourcenar  aurait pu ne pas être, Zénon aurait pu être.

Ses Carnets de notes sont le reflet de ce lien intrinsèque entre la romancière et son personnage. Ainsi on lit dans les Carnets : « Durant l’hiver 1954-1955, à Fayence, veillé souvent en compagnie de Zénon au bord de la grande cheminée de la cuisine de cette maison du début du XVI° siècle, où le feu semblait jaillir librement entre les deux pilastres de pierre avançant dans la pièce. » Et ailleurs : « En 1971, j’ai refait dans les rues de Bruges chacune des allées et venues de Zénon.

Grâce à son personnage Yourcenar va aussi retrouver son enfance décrite dans Le Labyrinthe du monde : Oudebrugge pour Zénon, n’est-ce pas  le Mont-Noir pour Yourcenar ? Quand Zénon rêve sur la dune, elle revoit ses souvenirs de la plage de Scheveningue. Enfin, c’est dans le hameau de Heyst présent dans L’Œuvre au noir et dans Souvenirs pieux qu’elle fait se rencontrer Zénon, « l’homme de 1568 » et son grand-oncle, l’écrivain Octave Pirmez.

Quant à la quête généalogique de Marguerite Yourcenar, elle se trouve incarnée dans le roman par Greete la servante qui propose à Zénon de lui révéler « le nom et le visage de nombreux parents dont il ne savait rien ».

Ainsi ce personnage fascinant de Zénon fut pour son auteur le compagnon d’une vie, et d’une certaine manière le double d’elle-même. Les notes de ses Carnets ne mentent pas qui révèlent sa passion pour son personnage. Pour lui qui cherche à faire reculer les limites de la connaissance, comme pour elle, à l’érudition et à la culture impressionnantes, la vie de l'esprit compte plus que tout. Par la répétition de son prénom, elle le fait advenir à l'existence. Pour elle, son personnage existe, elle le « voit ». Et elle dit : « Tant qu'un être inventé ne nous importe pas autant que nous-même, il n'est rien.» Tout comme Balzac appelant Bianchon, elle imagine même la présence de Zénon le médecin lors de sa propre mort. Elle affirme qu’elle est capable de le retrouver quand elle le souhaite. Elle a même l'impression parfois de « lui tendre la main ».

Proximité rare et des plus émouvante qu’elle explique dans des entretiens avec Matthieu Galley qui l’interroge sur son propre sentiment à l’achèvement de la fin du roman : « […] ayant tout juste terminé mon livre, étendue sur mon hamac, j’ai répété le nom de Zénon peut-être trois cents fois, ou davantage, pour rapprocher de moi cette personnalité, pour qu’elle soit présente à ce moment-là qui était en quelque sorte celui de sa fin. »

Marguerite Yourcenar a condensé en ce personnage très aimé tous les grands hommes de la Renaissance. Dans ses Notes, elle écrit : « Supposé né en 1510, [il] aurait eu neuf ans à l’époque où le vieux Léonard s’éteignait dans son exil d’Amboise, trente et un ans au décès de Paracelse, dont je le fais l’émule et parfois l’adversaire, trente-trois à celui de Copernic, qui ne publia son grand ouvrage qu’à son lit de mort, mais dont les théories circulaient de longue date sous forme manuscrite dans certains milieux aux idées avancées, ce qui explique que j’en montre le jeune clerc renseigné sur les bancs de l’école. A l’époque de l’exécution de Dolet, représenté par moi comme son premier « libraire », Zénon aurait eu trente-six ans, et quarante-trois à celle de Servet, comme lui médecin et s’occupant comme lui de recherches sur la circulation du sang. Contemporain à peu près exact de l’anatomiste Vésale, du chirurgien Ambroise Paré, du botaniste Césalpin, du philosophe et mathématicien Jérôme Cardan, il meurt cinq ans après la naissance de Galilée, un an après celle de Campanella. A l’époque de son suicide, Giordano Bruno, destiné à mourir par le feu trente et un an plus tard, aurait eu à peu près vingt ans. » Quel plus bel hommage d’un romancier à sa créature que de lui conférer ainsi les qualités remarquables qui font de lui une sorte d’homme idéal de la Renaissance ?

L’homosexualité – ou plutôt la bisexualité - de Zénon le rapproche aussi sans doute de Marguerite Yourcenar, tout comme ce goût des voyages que tous les deux partagent. Il en va de même de l'extrême détachement du monde, qui isole Zénon de l'humanité. Aucune des « passions » dont il est dit qu’elles furent les siennes ne semble avoir eu véritablement de prise sur lui. Distance avec le monde qui fut aussi celle de l’auteur recluse à Mount Desert.

Dans le premier chapitre du roman, Zénon dit à son cousin Henri-Maximilien :

« - Un autre m'attend ailleurs. Je vais à lui […] :

- Qui ? demanda Henri-Maximilien.

- Hic Zeno, dit-il. Moi-même. » (p. 20) 

Et il me plaît de penser que Marguerite Yourcenar aurait pu aussi répondre la même chose...

 

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Sources :

L'Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar, Folio, n° 798

Anne-Yvonne Julien commente L'Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, Foliothèque, n°26, 1993 

Les yeux ouverts, Marguerite Yourcenar, Entretiens avec Matthieu Galey, Bayard Editions, 1997


A admirer aussi :

L'album illustré de L'Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar, Sous la direction d'Alexandre Terneuil, La Renaissance du Livre, 2003

 

link Vers un de mes billets sur la mort de Zénon


 

 

 


 

 

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commentaires

M
J'ai lu votre texte d'une traite et avec passion, la même que vous avez dû éprouver à l'écrire. J'avais lu ce livre adolescente et n'y avais pas compris grand chose, vous l'éclairez parfaitement<br /> bien. Et cette manière de situer une personne ou un personnage dans son époque et en fonction de son âge est aussi une habitude chez moi. Ainsi, il y a peu de temps j'avais recherché les<br /> contemporains de Jean Jaurès assassiné il y a cent ans cette année: Dreyfus bien sûr, mais aussi Zola, Maupassant, George Sand, Alain Fournier etc... Merci encore à vous, Catheau.
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C
<br /> <br /> Merci, Mansfield, de ce long commentaire qui me dit votre amour de l'Histoire. J'ai étudié L'Oeuvre au Noir pour mon groupe de lecture, l'année où le thème en était Le roman historique.<br /> Marguerite Yourcenar a une conception toute particulière et toute personnelle de l'Histoire, poreuse selon elle et qu'elle relie à sa propre existence.<br /> <br /> <br /> <br />

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