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16 octobre 2009 5 16 /10 /octobre /2009 16:01

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Thème d'écriture: l'armoire aux secrets (papierlibre.over-blog.net).

 

Quand je songe à mon enfance, j’entends le bruit inlassable et mécanique du métronome sur le piano droit de la salle à manger.

C’est dans cette pièce aux lourds rideaux de velours gris et à la tapisserie pâlie, décorée par une gravure représentant le corps blanc et noueux du héros Mazeppa, attaché sur la musculature puissante d’un cheval au galop, que ma mère donnait des leçons de piano. En dépit de l’ovale de madone de son visage, de la régularité de ses traits et de la blondeur vaporeuse de sa chevelure, elle était un professeur austère et intransigeant, très craint de ses élèves.

Je vivais seul avec elle, mon père étant mort quand j’avais deux ans. Elle ne me parlait jamais de lui et je respectais son silence, ayant peur de voir les larmes affleurer au bords de ses paupières fragiles. Il n’y avait pas de photos de lui à la maison et, si j’acceptais la prison silencieuse dans laquelle ma mère s’était retirée, parfois, par bouffées, je lui en voulais de ne m’avoir jamais dessiné que l’ombre du jeune homme et du pianiste doué qu’il avait été.

Quand j’avais eu dix ans, elle s’était laissée aller à des confidences. Alors qu’ils étaient encore étudiants, juste avant la chute du ghetto de Budapest, grâce à l’aide du « juste » Raoul Wallenberg,  ils avaient pu fuir les exactions nazies, trouver refuge à Paris et ensuite étudier le piano au Conservatoire de Musique. Ils avaient ainsi miraculeusement échappé à la tourmente de la guerre, s’étaient mariés et étaient devenus des concertistes célèbres. Leur morceau de bravoure était les Danses hongroises pour piano à quatre mains de Brahms, dont leur exécution passionnée et fervente avait fait date dans le Landernau musical. J’étais né en 1948 mais leur carrière avait été brisée par la mort de mon père, deux ans après ma naissance. Ma mère avait alors brutalement abandonné le métier de concertiste. Elle était devenue professeur de piano afin de subvenir à nos besoins, menant une vie quasi-monacale, ne recevant personne et se refusant à toute relation avec quiconque.

Je ne crois pas avoir souffert de cette existence en vase clos car, malgré sa froideur, je l’aimais d’un amour exclusif et absolu. Lorsque je rentrais de classe et que j’avais terminé mes devoirs, j’allais m’asseoir sur le vieux canapé de la salle à manger, qui disparaissait sous une indienne aux teintes passées. En silence, je regardais sa frêle silhouette assise à côté de son élève, devant le piano droit, qu’il fallait souvent réaccorder. Quand survenait une fausse note, quand le rythme ne lui convenait pas, elle faisait un geste de la main et reprenait fermement son élève de sa voix grave et légèrement cassée, comme une voix tremblée, pleine de sanglots.

Je fermais les yeux, la tête dodelinant contre le dosseret du canapé. Comme en rêve, je les voyais entrer, elle et mon père, sur le parquet de la scène de la salle de concert, du temps de leur splendeur, dans la beauté inaltérée de leur jeunesse. Ils se tenaient par la main comme le jour de leur mariage, lorsqu’ils étaient sortis sur le parvis de l’église Saint-Serge, par un froid soleil de novembre. Dans un geste ample, mon père relevait sa queue-de-pie noire, ma mère ouvrait les plis de sa robe de soie sombre, et ils s’asseyaient de concert sur la banquette de velours rouge devant le grand piano à queue. C’était beau leurs deux silhouettes côte à côte. Leurs épaules s’effleuraient, leurs bras se frôlaient, leurs doigts dessinaient dans l’air chauffé à blanc des arabesques jumelles, leurs mains élégantes et prestes couraient sur les touches d’ivoire. N’existait plus que le vibrato de la musique, le vibrato unique de leur amour.

Quand j’ai eu douze ans, ma mère, sans doute affaiblie par les privations et rongée par une souffrance muette, fut emportée en quelques jours par une anémie foudroyante. Je me retrouvai seul au monde, les familles de mes parents, des intellectuels hongrois, s’étant dissipées en fumée dans la géhenne de Sobibor.

Avant que notre pauvre mobilier ne soit vendu à l’encan et que l’on ne m’emmène entre les hauts murs de l’Assistance publique, j’ai pénétré pour la première fois dans la chambre maternelle qui avait toujours été pour moi un domaine interdit. On eût dit celle d’une nonne. Le lit étroit, recouvert d’un couvre-lit en piqué de coton blanc râpé, était surmonté d’une petite huile du XIX° siècle représentant la puszta hongroise. Sur une pauvre table en bois blanc gisaient des partitions de Frantz Liszt. Une petite chaise rococo dont elle avait elle-même brodé la tapisserie- « c’est  pour délasser mes doigts », disait-elle- était appuyée contre le mur près de la fenêtre ouvrant sur un balcon ouvragé, où  poussaient des herbes aromatiques.

Une armoire Louis XV, joliment galbée, toute de merisier clair, faisait face à son lit de pensionnaire. J’eus un frisson de tout le corps en pensant à la solitude extrême, mais choisie et assumée, de cette femme encore jeune, dont le veuvage avait brisé la vie. Avec lenteur, j’ouvris au moyen de la clef finement ciselée un des deux battants de l’armoire. Mon cœur battait comme un gong en folie ; je pensai alors au moment précis où ma mère avait refermé pour toujours le grand piano de concert qui avait été le sien et celui de mon père, du temps de leur gloire éphémère, et qu’elle avait vendu.

Il y avait là, soigneusement pliés, les chemisiers en crêpe gris clair et les jupes  éternellement noires qu’elle avait portés durant sa courte vie. Une lingerie de coton blanc spartiate voisinait avec quelques paires de bas de soie- son seul luxe. Un parfum de tilleul encore tenace s’exhalait des étagères de bois recouvertes d’une toile de Jouy rose. L’odeur me coupa la respiration. Je fermai les yeux puis je les rouvris.

Alors, j’aperçus sur l’étagère du haut, à côté d’une boîte à chapeaux désuète, un gros paquet de lettres, retenues par un lien de satin bleu. Je les pris d’une main tremblante et les étalai en désordre sur la courtepointe blanche. Je les lus d’une traite avec emportement ces lettres dans lesquelles ma mère et mon père, une femme et un homme dont j'ignorais tout, s’avouaient leur passion, se criaient leur amour avec des mots inconnus de l’enfant que j’étais encore, des mots que je n’avais jamais entendus. Un monde s’ouvrait à moi et j’en étais ébloui. Mes parents s’étaient aimés à la folie et ils m’avaient ardemment désiré. Toute ma pauvre existence d’enfant solitaire s’en trouvait d’un coup justifiée.

La fulgurance de cette révélation ne dura que le temps de sa découverte.  A l’intérieur d’une de ces lettres éperdument amoureuses, je trouvai un feuillet de cahier froissé, à moitié déchiré, à l’encre ternie, comme si des larmes y avaient coulé. Je la lus comme le prisonnier lit sa sentence :

 

Erzébet, ma toute-petite,

Je vous ai surpris, Donát Orsós et vous. J’ai vu votre baiser avant d’entrer sur scène.

Ma tendre Erzébet, je ne pourrai plus voir nos mains assemblées courir sur le clavier mais je ne peux non plus vivre sans vous.

La musique ne nous sauvera pas.

Le pistolet d’ordonnance de mon père m’accordera une mort plus douce que ne l’est votre trahison.
                                                                      Sándor

 

 

L’armoire de ma mère fut vendue un bon prix. Mais pour moi, depuis vingt ans maintenant, son battant de porte ne s’est jamais refermé.


                                                                                                     
  Vendredi 17 octobre 2009 

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commentaires

A
<br /> Quelle histoire émouvante s'est jouée avec ce couple.<br /> J'aime beaucoup le portrait de la mère enfermée dans son chagrin. Un grand talent de novelliste ! amitiés Alice<br /> <br /> <br />
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