Tête de Bouddha Qing
Un lourd objet de bronze creux
en forme de masque aux yeux clos
s’élève lentement et seul
très haut dans le désert sonore.
Jusqu’à cet astre vert, à cette Face
qui se tait depuis dix mille ans,
sans effort je m’envole,
sans crainte je m’approche.
Je frappe de mon doigt replié
sur le front dur sur les paupières bombées,
le son m’épouvante et me comble :
loin dans la nuit limpide
mon âme éternelle retentit.
Rayonne, obscurité, sourire, solitude !
Je n’irai pas violer le secret
je reste du côté du Visage
puisque je parle et lui ressemble.
Cependant tout autour la splendeur c’est le vide,
Brillants cristaux nocturnes de l’été.
Ce poème est le dernier du recueil de Jean Tardieu, Le fleuve caché, Poésies 1938-1961. Une manière de clôture dans une dernière partie qui s’intitule « Histoires obscures », et dont deux poèmes ont un titre en forme de question (« Est-ce une bête ? », « Etait-ce le soleil ? »)
L’atmosphère créée ici est au « carrefour des cauchemars », titre d’un autre poème. Le poète évoque un masque, qu’il compare à un astre vert. Cette figure mystérieuse s’élève « très haut » comme dans un rêve où le poète se meut avec une aisance, dont la fluidité est rendue par le verbe s’envoler et l’anaphore de la préposition « sans » (« sans effort je m’envole/ sans crainte je m’approche. » )
C’est une sorte d’idole, un bouddha peut-être, avec ses « yeux clos » et ses « paupières bombées », dont le « bronze creux » retentit dans la nuit sidérale : n’y aurait-il rien derrière ? Une sorte de Sphinx mutique « qui se tait depuis dix mille ans », qui provoque angoisse et plaisir mêlés : « le son m’épouvante et me comble ».
On sera en effet sensible à l’emploi de cet oxymore qu’est la « nuit limpide » ou bien encore à l’accumulation des termes antithétiques, « Rayonne » et « obscurité », « sourire » et « solitude », se succédant dans une allitération et enfin la qualification des cristaux à la fois « brillants » et « nocturnes ».
La profondeur du mystère- sans doute celui de l’existence- est remarquablement rendue par les termes qui renvoient à l’ouïe : le désert est « sonore », « le son » du doigt sur le masque effraie et provoque comme un écho de l’âme : « mon âme éternelle retentit ». L’interrogation humaine, exprimée par le frappement du doigt sur le masque, provoque une sorte de résonance qui se propage dans le temps infini (« dix mille ans ») et l’espace intersidéral, signifié par « le vide » et les « brillants cristaux nocturnes » que sont les étoiles.
Le poète fait le choix de demeurer sans réponse, de demeurer dans l’incertitude et du côté des hommes. L’emploi du futur indique sa résolution de ne pas pénétrer le mystère de ce masque mutique : « je n’irai pas violer le secret ». Il n’ira pas derrière le masque.
J’aime l’opposition qu’il fait entre le secret silencieux et l’homme qui parle, tous deux différenciés par la majuscule : il y a la « Face » indifférente et il y a le « Visage », celui qui est vis-à vis. La première demeure silencieuse, le second est animé dans une réciprocité. : « je parle et lui ressemble ».
Tout le paradoxe de l’existence humaine se trouve enfin dans les deux derniers vers, qui débutent par une restriction (« Cependant »). Ils disent admirablement la beauté mais aussi la vanité, la vacuité d’un monde, où se mêlent lumière et ténèbres.
Ce très beau poème est exemplaire de ce « chant secret mais non triste » de Jean Tardieu, qui se heurte à « des lèvres scellées ». Il est en outre révélateur de ce « silence plein », de ce « sens étouffé », les « deux pôles de son œuvre », selon Mme Emilie Noulet.
Pour le Jeudi des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Hauteclaire : secret, mystère