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5 janvier 2010 2 05 /01 /janvier /2010 15:59

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                                       Rosier Pierre de Ronsard dans le jardin de Rou (Printemps 2009).

La cour était toute bruissante de la disparition de la douce Marie de Clèves, morte en couches le 30 octobre 1574, et qui avait conquis le cœur du futur roi Henri III. Fou de douleur, Henri s’était couché durant de longs jours et avait fait coudre de petites têtes de mort sur ses vêtements. Le temps, s’il avait passé, n’avait pas atténué le chagrin du roi qui avait demandé à ses poètes de cour d’ériger un « tombeau » à celle qu’il avait passionnément aimée.

C’est ainsi qu’au mois de mai suivant, moi, la petite rose encore en bouton, je vis errer dans les allées ensoleillées du parc du prieuré de Saint-Cosme-lez-Tours le propriétaire des lieux, le poète Pierre de Ronsard, en quête d’inspiration pour plaire à son roi.
Celui à qui une cinquantaine bien avancée avait voûté le dos semblait perdu, hagard, plongé dans le silence profond de son monde intérieur, que sa surdité très ancienne avait engendré. Désormais, pour lui, l'univers était muet : il n’entendait plus le cri de l’alouette qu’il avait tant aimé voir « frétiller » dans le ciel ; il ne percevait plus les « doux ramages des huppes, des coqs et des ramiers rouhars » ; il était définitivement sourd au bourdonnement des insectes au plein de mai.

Toute buissonnante et odoriférante, inclinée langoureusement sur le tuffeau, où le sulfate avait oublié des ombres vertes, j’étais amoureuse de mon poète. Il me semblait si fragile, si vulnérable, avec sa barbiche taillée en biseau et son justaucorps de velours noir, qui dessinait sans élégance les contours de son corps malingre.

Je l’aimais, nous l’aimions toutes, nous, les innombrables variétés de roses de ses parterres enclos de buis, que Saturnin, son vieux jardinier, élevait avec patience et passion. Chaque matin, Pierre de Ronsard s’aventurait au milieu de nous, triant « les fleurs  épanies », cueillant d’une main assurée, que la plume avait rendue noueuse, les fleurs fragiles avant qu’elles ne choient à terre. A travers une des hautes fenêtres à meneaux du manoir, je le voyais, avec des gestes lents, les harmoniser en d’éclatants bouquets dans le beau vase de faïence, sur lequel Bernard Palissy avait dessiné les trois Parques.

Ce matin-là, il s’était assis sur le banc de pierre devant la maison, et avait laissé choir par lassitude sa plume et son parchemin. Toujours attentive à ses humeurs changeantes, je l’avais entendu murmurer dans un soupir : « Marie, Marie, pourquoi m’avez-vous quitté ? » De quelle Marie parlait-il ? Ce ne pouvait être Marie de Clèves, la jeune marquise d’Isle trop tôt disparue, et qu’il n’avait aperçue que rarement au bras d’Henri. En effet, désabusé du monde, le poète vieillissant se tenait désormais éloigné de la Cour, qu’il avait prise en haine. J’agitai ma tête blanche ourlée de rose, inquiète de le voir si accablé, tout en me perdant en conjectures.

C’est alors que le grand if, taillé avec art par Saturnin, s’était penché vers moi et m’avait confié en confidence : « Petite fleur ignorante et curieuse, ce n’est pas Marie de Clèves que pleure notre vieux Ronsard, c’est une autre Marie, la fille de Dupin, l’aubergiste de Port-Guyet, à Saint-Nicolas de Bourgueil, là où l’on boit un vin rouge revigorant, dru et tannique. Celui qui ne l’a pas connue ne peut savoir ce qu’est une jeune fille dans toute sa grâce et son innocente séduction. Ton poète n’a jamais pu oublier celle qu’il appelait sa « jeune paresseuse », celle qui, « d’une main soigneuse », distribuait l’eau vespérale à tes sœurs couronnées de boutons et aux « œillets mignons ». Et quand Henri lui demande d’écrire un poème pour Marie de Clèves, c’est à Marie Dupin, sa jeune paysanne morte à quinze ans, qu’il songe et c’est en souvenir d’elle qu’il prend la plume. »

En entendant les paroles du vieil if, mon cœur de rose se mit à frémir. J’eus soudain peur de ce qui m’attendait, bien que j’en eusse toujours eu la prescience. Dès que la sève commençait à irriguer notre tige longiligne et nos épines acérées comme des lames, nous savions toutes mystérieusement, mes sœurs et moi, que notre vie serait brève et ne durerait parfois que « l’espace d’un matin ». Nos aînées nous prodiguaient de sages conseils : « Profitez de la vie, nous disaient-elles. Carpe diem, petites amies, « le temps s’en va si vite » !

Ainsi, dès que se déployaient lentement nos pétales et que s’ouvrait notre cœur, nous nous abandonnions sans frein aux beautés du microcosme du prieuré de Saint-Cosme. Dans l’exaltation des premières chaleurs printanières, dans les senteurs enivrantes des lys du mois de Marie, c’est à celle d’entre nous dont la fragrance embaumerait le plus, à celle dont les nuances du rose au rouge seraient les plus subtiles.

Quant à moi, je me laissais enivrer par le bourdonnement des libellules caparaçonnées de bleu métallique, je frissonnais avec volupté à l’effleurement fugace des papillons volages et virevoltants, je me laissais butiner avec sensualité par la trompe des abeilles noires et mordorées, je tremblais de plaisir sous la marche imperceptible des rondes coccinelles rouges aux yeux noirs. Et quand me caressait doucement le regard ombré de tristesse de mon poète, j’atteignais l’acmé du bonheur.

Je savais que je mourrais de sa main, et le soir où il me cueillit dans la plénitude de ma beauté, alors que sonnaient les cloches de vêpres, je connus l’extase de « la petite mort ».

Ce que j’ignorais, c’est que par la magie de l’écriture, à l’image de Marie, Pierre de Ronsard me rendrait immortelle.


Thème : la vie rêvée des plantes (papierlibre.over-blog.net)

Mardi 05 janvier 2010
 

 

 

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commentaires

D
<br /> Très beau texte, plein de poésie qui donne envie de revoir le Prieuré de Saint-Côme, et de relire Ronsard!<br /> <br /> <br />
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