De retour de Sicile et de passage à Paris, j’ai eu envie de continuer à rêver au soleil italien. Aussi me suis-je rendue à l’exposition au musée de l’Orangerie afin de découvrir l’exposition intitulée Les Macchiaioli, Des impressionnistes italiens ? Un titre, en forme de question, des plus incitatif.
La peinture de ces peintres italiens de la seconde moitié du XIXe siècle est méconnue en France. Il faut dire qu’ils le furent aussi de leur vivant et si leur groupe se constitua en 1855, il se dispersa vers 1870. Une unique exposition leur fut consacrée en 1861 à Florence. Au XXe siècle, une seule exposition aussi en 1978 au Grand Palais. On peut donc remercier Beatrice Avanzi, conservateur à Orsay, et Marie-Paule Vial, directrice de l’Orangerie, de nous permettre de découvrir ces artistes que l’on a souvent comparés aux impressionnistes.
Les organisatrices ont choisi de présenter une soixantaine de toiles, regroupées par thèmes, et non pas disposées selon un ordre chronologique. La première salle est consacrée à leur technique, au service d’une thématique de la lumière vers un nouveau style de peinture. Celle-ci est au cœur de la recherche de ces artistes : « Le vrai sujet de leur peinture, quel que soit le sujet abordé, c’est la lumière. » Quant à leur technique, c’est la macchia, cette petite touche si particulière, qui se distingue de la peinture lisse et nette de l’académisme. Les quatre autres salles déclinent le regard de ces peintres sur la quête de la lumière en plein air (2), la vie paysanne (3), leur engagement dans les guerres d’indépendance de l’Italie (4) et les scènes d’intérieur (5). On y apprend aussi comment la photo naissante leur sert parfois d’esquisse et comment ils ont influencé de grands cinéastes italiens, tels Visconti ou Bolognini.
Les premières toiles que l’on découvre sont les deux célèbres portraits du mécène de ce groupe, Diego Martelli (1838-1896). L’un est de Federico Zandomeneghi, Portrait de Diego Martelli au bonnet rouge ; l’autre, le plus célèbre, est celui de Degas, réalisé en 1879, le montrant assis, les bras croisés sur une sorte de chaises curule. Martelli apporta aux artistes un soutien éclairé et durable, les hébergeant dans sa demeure de Castiglioncello, les conseillant, apportant à certains une aide financière et promouvant leur art à travers le Gazzettino delle Arti del Disegno. Comme nombre de ses protégés, il s’engagera dans la deuxième guerre d’indépendance et mourra à Florence en 1896, un an près son épouse.
Il faut savoir que Macchiaioli ou « peintres de la macchia » (un terme qui signifie « tache » en italien »), est le terme péjoratif dont se servit un journaliste de La Gazzetta del popolo, pour définir ces artistes novateurs qui déconcertèrent les visiteurs de l’Exposition nationale de Florence en 1862. Cela fait bien sûr penser à l’anecdote concernant les impressionnistes, qui furent aussi objets de scandale.
Diego Martelli décrit ainsi leur démarche : « La macchia fut initialement une accentuation du clair-obscur pictural : un moyen de s’émanciper du défaut capital de la vieille école qui sacrifiait la solidité et le relief de ses peintures à une excessive transparence des corps. » Ces peintres italiens peignent généralement sur des panneaux de bois rectangulaires de petit format pour aboutir à une synthèse géométrique des formes, créée par une lumière, à la fois poétique et rigoureuse. Ce sont qui sont les premiers en Italie à parler de « tons gris », de « valeurs chromatiques », de « touche », d’ « effets lumineux », lesquels définiront leur nouvelle manière de peindre. Ils obtiennent ainsi un langage pictural étonnamment moderne. Selon eux, en effet, ce n’est pas le contour des objets qui fait exister la forme mais bien plutôt la lumière qui la restitue sous l’aspect des couleurs.
Le tableau le plus significatif à cet égard (celui qui a été choisi pour l’affiche de l’exposition) est signé de Giovanni Fattori ; il est intitulé La Rotonde de Palmieri (1866). Il a été peint dans la ville balnéaire de Livourne où le peintre se rendait régulièrement avec sa femme malade. Sur une rotonde recouverte d’un auvent de toile jaune, dominant la mer, au centre de la toile, un groupe de cinq femmes assises et une debout devisent ou contemplent le lointain. Les traits de leur visage ne sont pas dessinés et le détail de leurs robes est quasiment inexistant, mis à part de minces liserés noirs. Au jaune vert de la toile répond parallèlement le vert kaki du sol, que borde la limite très blanche de la rotonde. On perçoit ici avec force que ces femmes chapeautées de noir, enveloppées d’un châle ou d’une cape, veulent se protéger du soleil, réverbéré violemment par le bleu de la mer et l’éclatant ciel d’un blanc de craie. L’effet est obtenu par un jeu de contrastes subtil, où tout pourtant n’est que suggéré. C’est une toile toute en intensité et en équilibre, que j’ai beaucoup aimée.
Il en va de même pour une surprenante petite toile de Giuseppe Abatti, Le Cloître de Santa Croce à Florence (1861-62), qui m’a longtemps retenue. Au premier plan, on y voit de gros parallélépipèdes de pierre blanche et grise, entassés les uns sur les autres. Au second plan, décentré à gauche, assis en tailleur sur le muret du cloître, dont ne sont visibles que deux colonnettes, un personnage (un ouvrier sans doute) est assis de dos. Le bleu intense de la calotte dont il est coiffé attire le regard, tout comme le blanc aigu des blocs de pierre taillée. La palette très économe de tons (bleu unique du couvre-chef, noir, camaïeu d’ocres, de verts, de blancs) crée une impression aiguë de lumière, tandis que l’intérieur du cloître est d’un noir d’encre. Par ailleurs, ce sont les travaux de restauration du cloître qui prennent le pas sur l’architecture elle-même. A mi-chemin entre la scène de genre et le paysage, entre géométrie et nature, Abbati propose ici une peinture résolument novatrice.
Nombre des toiles de cette première salle ont été réalisés à Castiglioncello dans la propriété de Martelli près de Livourne et à Piagentina, une autre commune au sud de Florence. Ce sont surtout ces œuvres-là, réalisées en plein air, qui ont favorisé le rapprochement avec les impressionnistes français. Il faut signaler que ces artistes sont des amoureux de la France : certains y séjournent, Diego Martelli (qui défend les principes de l’impressionnisme) rencontre Degas, un autre lit Zola, ils connaissent Corot. Grâce à la collection du prince Anatole Demidoff, exposée dans sa villa de San Donato, ils ne peuvent ignorer ce qui se fait en France.
Ainsi, tout comme les peintres de l’école de Barbizon attachés au paysage naturel, ces artistes vont peindre la nature toscane et la vie quotidienne de ses paysans. Silvestro Lega ne dit-il pas : « Cette splendide campagne n’a jamais cessé de m’inspirer… Les miracles, je les vois ici, comme, hier soir, j’avais vu le soleil se coucher. » Dans la toile de Giuseppe Abbati, intitulée Route toscane (après 1862), la primauté est encore une fois accordée à la lumière. Les ombres de cinq arbres se détachent sur une route jaune, tandis que les cyprès foncés s’opposent au bleu intense du ciel. Cette nature est parfois animée ainsi que le montre Telemaco Signorini dans La Lune de miel (1862-63). Sous des arbres alignés, deux jeunes époux qui se tiennent la main sont assis sur un muret au bord de l’eau. Le jeune homme pêche et l’on aperçoit une barque au fond. C’est encore une fois une toile rectangulaire qui sert de support à cette scène simple et sereine, rythmée par la succession des arbres.
Ce regard sur la campagne s’attarde aussi sur les paysans qui la peuplent. J’ai aimé le rouge syrien des charrettes rurales, semblable à celui du tableau de Giovanni Fattori, Bœufs attelés à un chariot( vers 1867), tout comme celui de La Porte rouge (1862-63) du même Fattori. Les travaux des champs sont un des thèmes de prédilection de ces peintres : Vincenzo Cabianca peint un Retour des champs (1862), Odoardo Borrani montre un Char rouge à Castiglioncello (1865-66). Quant à Diego Martelli, il écrit : « Ils étudient sur les bœufs leurs tons de blancs favoris.»
Fattori va jusqu’à porter un regard critique sur la société avec le grand format de sa Scène de halage dans le parc de Cascine à Florence (1864). Cinq haleurs, dont les ombres courbées s’étirent au premier plan sur un ciel immuablement bleu, s’y échinent devant un bourgeois indifférent et figé verticalement, qui promène son enfant. Seul, un petit chien noir regarde les travailleurs de force ! Le format en longueur, la lumière éblouissante, la gamme réduite des couleurs de cette série de toiles sont autant d’éléments picturaux qui contribuent à créer « une image puissante et poétique de la vie en Toscane.»
L’originalité de ces Macchiaioli réside aussi dans le fait qu’ils s’engagèrent corps et âme dans le Risorgimento. Giuseppe Abbati y perd un œil dans les combats pour la libération des Deux-Siciles et Sernesi y meurt. Négligeant le pathos et l’abondance de détails, ces « peintres-soldats » engagés ont ainsi renouvelé la peinture d’histoire. A l’occasion d’un concours organisé pour créer des œuvres célébrant le mouvement indépendantiste italien, ils multiplient les peintures de moments militaires. Parmi celles-ci, La Sentinelle (1871), de Giovanni Fattori, peint l’attente de trois soldats à cheval, dans une double tonalité de noirs et de blancs. Encore une fois, la banalité du thème, la simplicité de la technique, le jeu appuyé des contrastes sont au service d’une description aiguë de la vie militaire, mettant en relief l’ennui infini de l’attente.
Une toile m’a particulièrement impressionnée dans cette salle 4, tout comme le fut la reine Marguerite qui en pleura lorsqu’elle la vit. Il s’agit encore une fois d’une œuvre de Fattori, Le Soldat démonté (1880). Bien qu’il n’ait pas combattu, Fattori était aussi très engagé dans les luttes italiennes et il le reconnaît dans ses Mémoires : « Les sujets militaires ont toujours représenté mon idéal, parce qu’il me semblait voir ces jeunes hommes, bons et braves, prêts à tout sacrifier pour le bien de leur patrie et de leur famille.» La toile représente un cavalier, dont le pied gauche est demeuré accroché à l’étrier, qui est traîné sur le ventre par son cheval. Elle se divise en deux parties, opposant un ciel de craie désespérément vide à une route poussiéreuse aux tonalités ocres, sur laquelle s’inscrit une marque ensanglantée. La scène exprime avec une puissance tragique la violence de l’emballement du cheval, qui galope vers nulle part, si ce n’est vers la mort inéluctable de son cavalier. L’économie des tons, la composition remarquable, le pathétique de l’instant apparaissent comme une épure symbolique de la Guerre.
Toujours dans cette salle enfin, j’ai admiré le très beau Portrait de Giuseppe Garibaldi (1861) par Silvestro Lega. La simplicité digne de celui qu’on appelait « le Nazaréen » éclate dans ce portait en pied, empreint de solennité et de sérénité. Barbu, une écharpe bleue et blanche nouée autour du cou sur la célèbre chemise rouge, son fusil abaissé à l’intérieur de son bras gauche, le héros du Risorgimento apparaît bien comme ce « Messie laïc » ainsi que l’a surnommé Anna Villari.
A ce moment de la visite, quelques toiles rappellent la parenté que l’on peut établir entre certains Macchiaioli et le peintre français Paul Guigou (1834-1871). Ses toiles évoquent sa région, le Lubéron. C’est sa Lavandière (1860), saisie de dos à genoux en train de faire la lessive, qui a retenu mon attention. La lumière joue sur son caraco blanc, un peu caché par son grand chapeau de paille où l’ombre joue. La toile est d’une grande harmonie de tons de verts et de gris, sur lesquels se détachent le rouge d’un plat, le blanc du caraco et du baquet et le jaune du chapeau.
La salle 5 est dévolue aux scènes d’intérieur, aux scènes de genre, qui furent des sujets très prisés par les Macchiaioli. Parmi celles-ci, une des plus célèbres est peinte par Silvestro Lega. Elle s’intitule Après le déjeuner (La Pergola), ou encore je crois La Visite, et date de 1868. Décentrée avec un vide sur sa partie gauche, elle représente au second plan trois femmes assises avec une petite fille debout sous une pergola verte, tandis qu’au premier plan, sur la droite, une servante apporte une boisson (le café peut-être). Les lointains s’ouvrent sur la campagne toscane, conférant à l’œuvre une impression de profondeur. Une fois de plus, le jeu des ombres des femmes sur le clair sol pavé, le fouillis de la verdure de la pergola contribuent à créer cette impression de lumière éclatante si chère aux artistes italiens. Lega se rappelle ici les leçons du Quatrocentto et le format des prédelles. La scansion nette de la perspective et la géométrie spatiale simplifiée évoquent Piero della Francesca ou Fra Angelico.
Dans ces scènes d’intérieur, on rencontre beaucoup de femmes et celles du tableau de Silvestro Lega, Le Chant d’un stornello (1867) sont célèbres à juste titre. Trois femmes, l’une assise au piano et les deux autre debout derrière elle, chantent un poème d’amour, caractéristique de la Toscane et du Latium. Attentives, elles sont saisies dans l’exécution du stornello et j’en ai aimé le travail sur les mains posées sur le piano de l’une ou sur la joue de l’autre. Le jeu du tissu des robes à petits points, à carreaux, à fleurs, le motif du dallage, la fenêtre ouverte sur des cyprès et des collines bleutées, la pureté des visages, les courbes ingresques du modelé des corps créent une atmosphère douce et sereine. Un critique a dit de ce tableau qu’il est « à la fois le plus moderne et le plus ancien, sans qu’il y ait là pour autant la moindre contradiction ». C’est ce genre de toile qui a sans doute inspiré Visconti ou Bolognini.
En revanche, l’Intérieur avec figure (vers 1867) d’Adriano Cecioni a provoqué en moi une impression de malaise. Dans le décor d’une chambre bourgeoise, dont la porte blanche est entrebâillée sur un couloir, une femme vêtue de noir brode un drap, assise au pied d’un lit aux draps bien tirés. La couseuse a un visage blafard et son visage est appuyé contre le bord du lit, beaucoup plus haut qu’elle-même. C’est une toile qui évoque « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles », comme le manifeste la boîte à couture ouverte. Et pourtant, elle distille autre chose, comme une menace. De qui cette femme semble-t-elle se cacher ? Pourquoi ferme-t-elle les yeux ? Pourquoi cette bouche amère ? Qui risque de surgir à la porte ?
Quant au tableau, La Salle des agitées au Bonifacio de Florence (1865), de Telemaco Signorini, il ne peut manquer de demeurer en mémoire. D’un naturalisme cru, dans des tonalités de blancs, de gris, de verts, il représente des malades mentales dans diverses attitudes : assises, debout, grimaçantes, apathiques, brandissant le poing. Comme elles sont à moitié dans l’ombre, leur souffrance n’en est que plus terrible sur le blanc éclatant du mur remplissant plus de la moitié de la toile. Une toile exemplaire de ce qu’on appellera le vérisme italien.
L’exposition s’achève sur la diffusion d’un extrait de Senso de Visconti, qui dure 3 mn 50. Il se place à la fin du film, sur fond de bataille de Custoza( une défaite italienne). En présence d’une prostituée, l’officier autrichien, Franz Mahler (Farley Granger), qui a déserté pour l’amour de la comtesse Livia Sepieri (Alida Valli), dénonce sa lâcheté et l’aveuglement de sa maîtresse. Par vengeance, elle finira par le dénoncer comme déserteur et il sera fusillé. Le film se clôt sur le désespoir de la comtesse qui hurle le nom de son amant mort dans les rues de Vérone, tandis que les Autrichiens fêtent la victoire de Custoza. On sait que scènes d’intérieur, plans du film, décor, cadrages, composition sont inspirés des toiles des Macchiaioili. Il en va de même pour Le Guépard ou pour L’Innocent de Bolognini.
Cette exposition a donc été pour moi une véritable découverte. Mais la question posée par le titre, Les Macchiaioli, Des impressionnistes italiens ?, est-elle vraiment résolue ? C’est Diego Martelli qui, en 1895, a été le premier à évoquer l’influence française des impressionnistes. A l’instar des peintres français, les Italiens renoncent au primat du dessin sur la couleur et lui préfèrent l’emploi de taches de couleurs. Cecioni le confirme : « Tous les Macchiaioli ou impressionnistes […] sont d’accord sur cela : l’art ne repose pas sur la recherche de la forme, mais sur la manière de rendre les impressions reçues d’après nature, par le biais de taches de couleurs, de clairs et d’obscurs. » Les deux groupes placent aussi leur chevalet en plein air. De plus, de la même manière, Français et Italiens, au début, furent considérés avec mépris par la critique et le public. : on traita les uns d’ « impressionnistes », les autres de « tachistes », termes considérés alors comme péjoratifs.
Cependant, les dates montrent bien que les Macchiaioli précèdent les impressionnistes, ils n’en sont donc pas, et loin de là, un pâle reflet. Ils possèdent vraiment un style qui leur est propre et, notamment, le traitement de la lumière et la vivacité des contrastes. Si les deux groupes d’artistes adoptent certes une attitude critique envers la tradition, la grande différence entre eux, c’est que les peintres italiens sont des artistes engagés alors que les impressionnistes traitent essentiellement des thèmes bourgeois de leur milieu social. Une autre serait que les impressionnistes ont rencontré un succès que ne connurent pas leurs homologues italiens. Enfin, les Macchiaioli pratiquant « le retour aux sources d’une nature toscane », c’est « dans la recherche de moyens personnels que[leur] identité [italienne] revêt son plus bel éclat ».
Les Macchiaioli au Caffè Michelangiolo
Sources :
Mes notes d’après les cartouches de l’exposition.
Les Macchiaioli, Des impressionnistes italiens ? Exposition au musée de l’Orangerie, L’Objet d’Art, Hors-Série n°67