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9 janvier 2010 6 09 /01 /janvier /2010 23:24

 

 

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Quand on évoque La Peste de Camus (1947), on songe surtout aux personnages du narrateur, le docteur Rieux, au journaliste et homme d’action Raymond Rambert et à Jean Tarrou, ce fils de procureur hostile à la peine de mort, et modèle du « saint laïque ». On se souvient aussi du père Paneloux et du fils du juge Othon, qui meurt dans d’atroces souffrances, et dont l’agonie pose la question du Mal.

Il est cependant un personnage qui ne retient pas l’attention de prime abord mais dont Camus souligne l’importance au détour d’une page, lorsqu’il écrit : « Et s’il faut absolument un héros dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté de cœur et un idéal apparemment ridicule. » Ce personnage « insignifiant » et « effacé », c’est Joseph Grand, petit gratte-papier, employé au service des statistiques et à l'état-civil à la mairie d’Oran, qui mène une vie banale et routinière. Profondément humain, il va porter secours à l’étrange Cottard, puis très vite, en « représentant de toutes les vertus tranquilles », proposer son aide pour le secrétariat des formations sanitaires et jouer ainsi un rôle à sa mesure dans la lutte contre la peste.

Mais, s’il faut s’arrêter sur ce personnage, c’est peut-être surtout parce qu’il est un homme qui écrit, et sa présence dans le récit pose plusieurs questions.

C’est d’abord par l’intermédiaire de Rieux  que le lecteur apprend que, pour Grand, à qui le narrateur trouve "un petit air de mystère",  "les soirées sont sacrées", et qu'il travaille à "quelque chose sur l'essor d'une personnalité" (p. 46). Rieux imagine alors qu'il rédige "dans doute un livre ou quelque chose d'approchant". Le docteur le décrit comme quelqu'un qui est incapable de "trouver le mot juste", mais en même temps un "de ces hommes rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments". Il est celui qui éprouve de grandes difficultés à "évoquer des émotions [...] simples", l'amour de ses neveux, de sa soeur, le chagrin de la mort de ses parents dans son enfance, et le son de la cloche qui tinte" doucement vers cinq heures du soir". Grand apparaît ainsi comme un homme humble dont la préoccupation majeure est d' "apprendre à [s'] exprimer" (p. 49).
Par le biais de Cottard, on découvre ensuite qu'il s’adonne bien tous les soirs à « un petit travail »(p. 57). Et à son visiteur qui lui dit : « […] vous faites un livre. », il rétorque : « Si vous voulez, mais c’est plus compliqué que cela ! » Est évoquée alors la figure de l’artiste, statut dont Cottard pense qu’il doit « arranger bien des choses » et qui lui confère « plus de droits ».

Le personnage de Joseph Grand s'étoffe lorsqu'il se livre plus avant à Rieux, lui avouant que sa jeune femme Jeanne l'a quitté et qu'il regrette infiniment de n'avoir pas su "trouver les mots qui l'auraient retenue" (p. 81). A présent, il pense sans cesse à lui écrire une lettre "pour se justifier" (p. 80).
Quelques jours avant le prêche du père Paneloux, alors que le « sifflement sourd » du fléau de la peste parvient aux oreilles de Rieux (p. 97), pour la première fois, Grand se confie au docteur à propos de son « travail ». Il lui confie son aspiration à la perfection « douloureuse » de l’écriture, lui expliquant qu’il consacre « des soirées, des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple conjonction »  […] Comprenez bien, docteur. A la rigueur, c’est assez facile de choisir entre mais et et. C’est déjà plus difficile d’opter entre et et puis. La difficulté grandit avec puis et ensuite. Mais assurément, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de savoir s’il faut mettre et ou s’il ne faut pas. » (p. 98).

Quand Rieux, installé dans la salle à manger de Grand, observe les « papiers couverts de ratures sur une écriture microscopique », son hôte lui dit de ne pas regarder car c’est sa première phrase. Elle lui « donne du mal, beaucoup de mal ». Et quand Rieux lui demande de lui lire cette phrase, il lui en est reconnaissant. A ce moment précis, la voix de Grand va couvrir les « terribles hurlements de la nuit » où sévit la peste, et qui ressurgiront après la lecture.

Pour la première fois, on découvre donc cette fameuse phrase qui ne sera jamais suivie d’une autre : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. (p. 99). Et à Rieux qui se déclare curieux de connaître la suite, Grand explique son ambition, celle d'une écriture qui "colle" au plus près de ce qu’il a imaginé. Il aspire à ce que le rythme de sa phrase  soit mimétique de la promenade au trot, « une-deux-trois, une-deux-trois », et que l’on puisse dire alors « Chapeau bas ! » (p. 99-100).

Par la suite, la phrase évoluera. Grand voudra remplacer l’adjectif « superbe » par « noire jument alezane », à quoi Rieux lui opposera qu’ « alezane n’indique pas la race mais la couleur », qui par ailleurs « n’est pas le noir ». L'adjectif « fleuries » sera ensuite remplacé par « pleines de fleurs », « noire » par « somptueuse », mais la phrase ne satisfera jamais son auteur.

Plus tard, lorsque Grand tombe malade, il demande à Rieux de lui apporter son manuscrit. Comportant une cinquantaine de pages, celui-ci porte « la même phrase indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie. Sans arrêt, le mois de mai, l’amazone et les allées du Bois se confrontaient et se disposaient de façons diverses. L’ouvrage comportait aussi des explications démesurément longues et des variantes. » A ce moment encore, il s’écrie que « belle, belle, ce n’est pas le mot juste. » (p. 238). Il crie à Rieux de brûler son texte mais, le lendemain, la fièvre ayant disparu, il promet qu’il recommencera à écrire.
Dans  l'épilogue, au moment de quitter le docteur, Grand lui avoue qu'il a enfin écrit à sa femme Jeanne et qu'il a supprimé de sa phrase tous les adjectifs.
Le lecteur a une dernière vision de lui,  "content", enlevant son chapeau avec cérémonie et souriant malicieusement (p. 277). Ne faut-il pas imaginer "Sisyphe heureux"?

Quelle signification accorder à ce personnage ? Est-il le représentant d’un cratylisme utopique, qui permettrait à Grand de rédiger la phrase parfaite, celle dans laquelle la relation entre les mots et la chose serait motivée par un rapport obligé, naturel, consubstantiel entre les mots et la réalité désignée et ne serait plus fortuite ? Sa lutte incessante pour trouver le mot adéquat serait alors le symbole du grand rêve de la lutte contre l'arbitraire du signe enfin réalisé...

Ou faut-il  lire dans ce personnage de petit rond-de-cuir une sorte de Sisyphe recommençant inlassablement sa phrase comme le héros mythologique remontait sans cesse son rocher ? Dans ce cas, il serait le révélateur de l’absurde d’une existence où nos aspirations ne coïncident jamais avec la réalité.

En outre, Grand n'est-il pas un avatar de l’écrivain, sans cesse sur le métier remettant son ouvrage, le polissant sans cesse et le repolissant pour trouver le terme juste ? Celui qui « ne trouvait pas ses mots » pourrait être alors l'image de l'auteur à la recherche de la forme parfaite, une sorte de Flaubert oranais, en quête de la phrase parfaite passée au tamis de son « gueuloir ».

On peut aussi se demander si les efforts vains de Grand ne sont pas une mise en abyme de la difficulté que Camus lui-même eut à écrire son roman et dont il parle dans ses Carnets : « Peste. De toute ma vie, jamais un tel sentiment d’échec. Je ne suis même pas sûr d’arriver jusqu’au bout. »

Ou plus précisément encore, Grand ne serait-il pas un double de Camus lui-même, ce jeune homme d’un milieu modeste, remarqué par son instituteur Louis Germain qui lui ouvrit les portes du savoir et lui permit d’apprendre le maniement de la langue française ? Il rappellerait ainsi « l’ancien pauvre pour qui chaque mot est une conquête. Dans ses Carnets, il note : « La confiance dans les mots, c’est le classicisme- mais pour garder sa confiance, il n’en use que prudemment. »

Enfin, Joseph Grand ne pose-t-il pas la question de la vanité de l’écriture « quand Rome brûle », quand le monde est livré au chaos ? Pourquoi vouloir à tout prix ciseler une belle phrase quand Oran est ravagée par la peste, quand la "peste brune" s'abat sur le monde ? Cela sert-il à quelque chose d’écrire lorsque l’on torture et massacre ?

Idéal d’écrivain ou auteur raté, le personnage énigmatique de Joseph Grand, tout à la fois amoureux fidèle et homme d’action, interroge donc le lecteur par une ambition d’écriture marquée au sceau de l’ambiguïté.


Les pages renvoient à La Peste, Folio n°42. 


Samedi 09 janvier 2010 

 

 

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commentaires

K
<br /> Très intéressant.<br /> Ce que vous dites me fait également penser que ce "héros" caché est celui qui, assumant, incarnant l'impossibilité d'écrire en a libéré le narrateur. Ce pourrait être là le sens de la<br /> reconnaissance qu'il lui accorde "au détour d'une page" que vous remarquez si à propos.<br /> <br /> <br />
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