Le petit mendiant, Bartolomé Esteban Murillo, 1645,
Musée du Louvre
Quand j’pass’ triste et noir, gn’a d’quoi rire.
Faut voir rentrer les boutiquiers,
Les yeux durs, la gueule en tir’lire,
Dans leurs comptoirs comm’ des banquiers.
J’les r’luque : et c’est irrésistible.
Ys’caval’nt, y z’ont peur de moi,
Peur que j’leur chopp leurs comestibles,
Peur pour leurs femmes, pour je n’sais quoi.
Leurs conscienc’ dit : « Tu t’soignes les tripes,
Tu t’les bourr’s à t’en étouffer,
Ben, n’en v’là un qu’a pas bouffé ! »
Alors, dame ! euss y m’prenn’nt en grippe !
Gn’a pas ; mon spectr’ les embarrasse,
Ca leur z’y donn’comme des remords :
Des fois, j’plaqu’ ma fiole à leurs glaces,
Et y d’viennent livid’s comm’ des morts !
Du coup, malgré leur chair de poule,
Y s’jettent su’ la porte en hurlant :
Faut voir comme y z’ameut’nt la foule
Pendant qu’Bibi y fout son camp !
« Avez-vous vu ce misérable,
Cet individu équivoque ?
Ce pouilleux, ce voleur en loques
Qui nous r’gardait croûter à table ?
« Ma parole ! on n’est pus chez soi,
On n’peut pus digérer tranquilles…
Nous payons l’impôt, gn’a des lois !
Qu’est-c’ qui font donc, les sergents d’ville ? »
J’suis loin, que j’les entends encor :
L’vent d’hiver m’apport’ leurs cris aigres.
Y piaill’nt, comme à Noël des porcs,
Comm’ des chiens gras su’ un chien maigre !
Pendant c’temps, moi, j’file en silence.
Car j’aim’ pas la publicité ;
Oh ! j’connais leur état d’santé,
Y m’f’raient foutre au clou par prudence !
Comm’ça, au moins, j’ai l’bénéfice
De m’répéter en liberté
Deux mots lus su’ les édifices :
« Egalité ! Fraternité ! »
Souvent, j’ai pas d’aut’nourriture
(C’est l’pain d’lesprit dis’nt les gourmets) ;
Bah ! l’Homme est un muff’ par nature,
Et la Natur’ chang’ra jamais.
Car, gn’a des prophèt’s, des penseurs
Qui z’ont cherché à changer l’Homme.
Ben quoi donc qu’y z’ont fait en somme,
De c’kilog d’fer qu’y nomm’nt son Cœur ?
Rien de rien… même en tapant d’ssus,
Ou en l’prenant par la tendresse
Comm’ l’a fait Not’Seigneur Jésus,
Qui s’a vraiment trompé d’adresse.
Aussi, quand on a lu l’histoire
D’ceuss’qu’a voulu améliorer
L’genre humain…, on les trait’ de poires ;
On vourait ben les exécrer ;
On réfléchit, on a envie
D’beugler tout seul Miserere :
Pis on s’dit : « Ben quoi, c’est la Vie ! »
Gn’a rien à fair’, gn’a qu’à pleurer… »
Les Soliloques du Pauvre (1896)
A l’heure où la neige tombe sur la France, où les maraudes des associations s’efforcent de proposer un toit aux sans-abris, il semble salutaire de relire ce texte de Jehan Rictus (1867-1933), lui qui écrivait : « […] tout jeune, vers quinze ans, seul au monde, j’ai roulé, disparu, tribulé et produit comme j’ai pu ».
Dans sa langue faubourienne, gouailleuse, si émouvante, il a su dire la souffrance et la douleur des exclus et des humiliés. Sa poésie est un réquisitoire contre ceux « dont la conscience semble dormir en toute sécurité au milieu d’un bourbier » (Georges Oudinot).
Il fut retrouvé mort, le 8 novembre 1933, dans son logis de la rue Camille-Tahan.