Mer, rochers et algues, entre Kerouriec et La Roche Sèche en Erdeven
(Photo ex-libris.over-blog.com, janvier 2012)
Clochard nocturne aux yeux taillés
tu te traînes sur les rocs maritimes
laissant laiteuse la trace de ton passage bavé
les eaux noires continuent de rouler leurs airs
toi libre de respirer tu évites
les hommes couchés derrière leurs murailles
en haut de la falaise somnole un douanier
et lorsque la nuit se dissout tu repars
vers le nid d’algues où tu es né
Fendre les flots (1969),
in Courir les rues, Battre la campagne, Fendre les flots
Raymond Queneau
Queneau présentait ainsi la troisième partie de son recueil : « La vie est une navigation, on le sait depuis Homère. » Dans la préface de l’édition Gallimard, Claude Debon souligne que Fendre les flots est, des trois volumes, le plus « pensé », le plus construit.
Brève apostrophe à l’être humain, ce neuvain me semble bien résumer cette idée d’un homme, éternel voyageur, qui aspire à sortir de ses limites pour retourner vers les eaux originelles d’où il est issu.
Dans ce texte à l’apparence simplissime, subtile association de prosaïsme et de philosophie, on perçoit une grande profondeur. L’homme y apparaît sous la très belle métaphore d’un « clochard nocturne aux yeux taillés». Une image complexe qui associe la péjoration de l’appellation « clochard » à la beauté de l’errance, qui mêle aussi la noirceur de la nuit à la pénétration de ces yeux « taillés », peut-être comme des gemmes.
S’opposent ici les champs lexicaux de l’immobilité, du minéral, de l’enfermement (« rocs », « couchés », « murailles », « falaise », « douanier ») et de l’errance (« clochard », « maritimes », « rouler », « libre », « passage » « repars » « algues »).
Par le biais d’un lexique péjoratif ( « tu te traînes », « bavé »), d'une allitération en [t] des plus insistantes sur l’aspect lent et rampant (vers 1, 2 et 3), les premiers vers dessinent un être à la lenteur d’escargot, mollusque portant sa maison sur son dos, bavant une laitance qui écoeure. En face de lui, la mer éternelle (« continuent ») est en proie à un mouvement infini, que vient souligner l’emploi des consonnes liquides.
Avec l’évocation ironique d’un « douanier » qui « somnole », fonctionnaire installé dans la monotonie des jours, la seconde partie du poème souligne ce désir fondamental de l’homme à sortir de ses frontières, à s’arracher à l’immobilité, à la prison de la terre. Il n’a de cesse de retourner vers la matrice originelle, son élément primordial d’où il a été exilé, « le nid d’algues » de la naissance. L’assonance stridente en [i] (« libre », « évites », « respirer », « nuit », « dissout », « nid ») est au service de cette inspiration extrême (aspiration), qui précède le départ au loin.
L’ensemble baigne dans une atmosphère cosmique obscure (« nocturne », « eaux noires », « la nuit »), que le mouvement vers l’ailleurs vient dissiper (« se dissout ») et anéantir. Ce poème dynamique (« tu repars ») philosophe sans en avoir l'air, tout comme Heiddeger lorsqu'il écrivait que « L’homme est l’être des lointains. »
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème : prendre l’air