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9 février 2010 2 09 /02 /février /2010 15:02

 

 P1000326.JPG

                                                                Portrait au pastel de ma grand-mère, 1920.


Le carnet de poésie de ma grand-mère renferme des trésors. On peut y lire plus d’une trentaine de textes et poèmes que lui ont écrits les invités de son salon et y admirer une quinzaine de dessins, réalisés par ses hôtes.

La majorité des écrits sont rédigés de cette écriture anglaise, qui remonte assez loin dans le temps. C’est en effet en 1574 qu’on imprime un manuel d’écriture selon la technique de la taille douce sur cuivre. Cette écriture, cursive et inclinée à droite, combine l’utilisation d’une plume fine et d’un angle d’écriture très penché.  Elle est novatrice puisque, pour la première fois, les lettres y sont liées. C’est elle qui donnera naissance à la très fine calligraphie des XVII° et XVIII° siècles, marquée par le contraste obtenu entre le trait descendant et le trait ascendant.

Elle est à l’origine de l’écriture moulée ou Copperplate (une plume porte d’ailleurs ce nom), qui signifie littéralement « gravure sur cuivre ». On la nommera plus tard Anglaise. Ecrire à l’anglaise représente une réelle gageure pour un gaucher !

P1000315.JPG                                                                 Sur un dessin de Pompon,
                                "Etre soi-même, c'est le seul moyen d'être quelqu'un. -" Août 1904.

Je ne me lasse pas de parcourir les pages de ce carnet que ma grand-mère a tenu entre ses mains fines. Je l’imagine l’offrant en un geste élégant à ses invités de marque, afin qu’ils y écrivent une pensée ou un poème, qui lui remémorerait la soirée passée avec eux. Anne Martin-Fugier n’écrit-elle pas que « l’unité de base de la sociabilité mondaine est le salon » ?

En  regardant ce joli carnet d'un cuir marron mordoré, je songe immanquablement à Proust et au salon d’Oriane de Guermantes, où se pratiquait l'art désormais disparu de la conversation. Le Narrateur l’évoque ainsi avec nostalgie : « Un littérateur eût de même été enchanté de leur [celle des invités] conversation, qui eût été pour lui […] un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s’oublient davantage : des cravates à la St-Joseph, des enfants voués au bleu, etc. , et qu’on ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d’autres écrivains, un écrivain, ce plaisir n’est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter telles quelles dans son œuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui dont il se console en disant : « C’est joli parce que c’est vrai, cela se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste chez Madame de Guermantes le charme de se tenir dans un excellent français. »

Dans sa thèse intitulée Aristocrates et grands bourgeois- Education, traditions, valeurs (Editions Perrin-Tempus, 2007), Eric Mension-Rigau  souligne que les membres de ces deux classes doivent maintenir la mémoire du passé. Dans ce but, ils sont invités à faire « l’apprentissage de la distinction ». Le passage obligé en est la parfaite maîtrise de la langue française, ce que l’auteur appelle même le « langage considéré comme l’un des beaux-arts ». Chez Proust encore, on peut lire de nombreuses pages sur la prononciation correcte des noms de famille ou les expressions « peuple »  dont usent les Guermantes. La conversation devient bien un art social à part entière, dont il faut connaître les codes. L’ensemble constitue un savoir-vivre fait de maîtrise de soi et de respect de l’autre, qui rend agréable la vie en société.

Et en lisant le signatures des invités du salon de ma grand-mère, tels le sculpteur Pompon, le peintre valenciennois Maurice Ruffin, l’historien érudit Frantz Funck-Brentano, l’historien et député Louis Madelin, le poète et romancier Charles le Goffic, je pense encore au Narrateur dans le salon de la duchesse de Guermantes et qui décrivait ainsi sa belle hôtesse: «  […] la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans prétentions, avec patience et simplicité, elle donnait à un auteur dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une situation ou changer un dénouement. »

Certes, bonne-maman n’était pas une duchesse à tabouret, mais j’aime à penser qu’elle ait pu quelque soir inspirer la plume ou le pinceau de l’un de ses hôtes de choix !
Et quelle manière élégante de rendre hommage à la beauté et à l'esprit de ma grand-mère que ce petit mot d'Antoine Bédier, le 1er février 1929 :
"Pour qu'une femme d'une certaine qualité s'appuyât confiante au bras d'un de nous, il faudrait qu'il lui fût encore supérieur. Et nous ne pesons pas lourd, qui que nous soyons, auprès des âmes féminines, quand elles sont belles." Ce passage de la Guerre des Femmes est un compliment pour vous, Madame, mais aussi pour celui au bras de qui vous vous appuyez, confiante."
P1000369.JPG

Mardi 09 février 2010

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commentaires

F
<br /> j'admire particulière le dessin très coloré de fleurs! c'est fin et vif!<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Que de belles choses tu nous livres là, et avec tant d'émotion que je partage à la lecture. La citation et le dessin sont des trésors comme tu le dis.Les détails nous font approcher cette société<br /> et les imaginer.<br /> Amitiés<br /> <br /> <br />
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