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18 janvier 2011 2 18 /01 /janvier /2011 22:24

  alexandre-jardin

Alexandre Jardin (Photo Grasset)

 

J’avoue ne pas vouloir hurler avec les loups et ne pas très bien comprendre la violence de la tempête médiatique critique qui s’est levée à la sortie du dernier livre d'Alexandre Jardin, Des gens très bien. C’est à La Grande Librairie du 06 janvier 2011 que j’ai découvert son cri d’accusation contre son grand-père Jean Jardin, qui fut directeur de cabinet de Laval du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943. L’auteur s’y étonnait lui-même de l’extrême violence de la réception critique, tout en avouant sa fierté de se faire « insulter comme jamais ».

A travers sa propre famille, Alexandre Jardin fait le tableau de la cécité de nombre de familles bourgeoises, qui avaient sur le buffet de leur salle à manger le portrait de Pétain ou une assiette de porcelaine  à son effigie.  Et « ce passé qui ne passe pas », selon l’expression de l’historien François Furet, il s’en empare avec la rage et la violence accumulées pendant toutes ces années de non-dits, au cours desquelles son père Pascal Jardin (avec La guerre à neuf ans (1971) et Le Nain Jaune (1978)) et même lui-même (avec Le Roman des Jardin (2005)), dans une moindre mesure, ont maquillé la vie de Jean Jardin, l’éminence grise de Laval. Selon ce petit-fils, porteur de l’ADN de son aïeul collaborateur, la théorie d’un Vichy-bouclier devant le nazisme  a fait long feu depuis les travaux de l’historien américain Paxton et il remarque que le papier rédigé contre lui par son oncle Gabriel Jardin, c’est « du pré-Paxton ».

Alexandre Jardin considère son dernier ouvrage comme « un livre irréversible », un « livre nécessaire », puisque le déchaînement médiatique à son encontre lui fait prendre conscience que le pays n’a pas changé. Tant que l’accusation a porté contre des « salauds » notoires, tels Touvier ou Bousquet, tout le monde a applaudi. Mais avec ce livre, c’est l’ensemble des Français qui peut se sentir visé et qui ne l’accepte pas, préférant, sans doute, à la lucidité douloureuse l’image fallacieuse d’un peuple résistant.

Certains historiens diront qu’Alexandre Jardin n’apporte aucune preuve tangible à la complicité de Jean Jardin avec l’Allemagne (et surtout avec la rafle du Vél d’Hiv en juillet 1942) et qu’il s’est contenté d’une réponse négative des Archives, sans aller chercher plus loin pour étayer ses dires. Pierre Assouline, que l’on ne peut suspecter d’indulgence pour Jean Jardin, ne l’a-t-il pas blanchi dans la biographie (Une éminence grise (1986)) qu’il a écrite sur lui ?

Mais l’auteur de quarante-cinq ans n’écrit pas un livre d’histoire, il écrit, ainsi qu’il le dit lui-même, « le carnet de bord de [sa] lente lucidité. Pourquoi lui dénierait-on le droit de le faire, même s’il n’a pas la rigueur d’un historien ? On observera cependant que le livre a été relu par son ancien professeur à Science Po, l’historien Jean-Pierre Azéma, spécialiste de cette période, qui l’a aidé « à mieux baliser les repères historiques », car l’écrivain ne voulait pas « signer un document mal vissé ».

Le livre est surtout le récit d’une honte, doublée de la volonté de la laver. Tout part du fait que, le 16 juillet 1942, au matin de la rafle du Vél d’Hiv, Jean Jardin était le directeur du chef du gouvernement du maréchal Pétain, Pierre Laval. Pour Alexandre Jardin, il est impensable que son grand-père n’ait pas su quel sort était réservé aux Juifs. L’ouvrage est l’histoire de ce cheminent intérieur qui, en trois parties (« Fini de rire », « Se refaire », « Entretien avec le pire »), reconstitue le douloureux parcours de celui qui cherche à savoir une vérité familiale travestie depuis toujours. « J’écris simplement, dit-il, pour ne plus m’inscrire dans un lignage sans remords. »

Certes, l’auteur le fait parfois maladroitement, notamment quand il imagine à la fin sa rencontre avec son grand-père dans une Citroën 15 CV « aux roues surdimensionnées ». Certes, on n’est pas très convaincu, quand il dit vouloir prendre une revanche sur son grand-père et « enjuiver la France » par le biais de son association Lire et Faire Lire. Certes, la tonalité humoristique et désinvolte qu’il emploie dans certaines pages ne semble guère adaptée au sujet et dessert parfois le propos. Toujours est-il que l’analyse qu’il fait de la déshumanisation des êtres en vue de leur destruction est terriblement juste : « Quand on tolère l’idée que des êtres ne font pas partie d’une commune humanité, le processus du pire s’amorce. La chosification d’autrui permet tout. » En lisant ces lignes, je n’ai pu m’empêcher de penser au début de l’  « Article torture » de Voltaire, soulignant cette déshumanisation : « Les Romains n'infligèrent jamais la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. »

Certains diront que ce livre n’est que prétexte aux introspections narcissiques d’un vieil adolescent qui a trouvé là un thème porteur. Mais ne faut-il pas un courage opiniâtre pour s’opposer à sa famille, remettre en cause les siens et leurs mensonges, faire tomber de son piédestal le commandeur de la lignée ? « Qu’on le veuille ou non, la comédie des Jardin (celle de nos morts) eut un antisémitisme d’Etat pour soutènement. », constate-t-il.

Alexandre Jardin nous permet peut-être d’appréhender, sinon de comprendre, l’état d’esprit de beaucoup de Français de cette époque noire. Il a l’art de restituer des conversations, des situations, mettant en scène des témoins à charge afin de servir son acte d’accusation. C’est sa grand-mère, l’épouse aveugle de Jean Jardin, à Charmeil, sur les bords de l’Allier, s’inquiétant de la cuisson de ses poulets tandis que Barbie torture à Lyon, ou reconnaissant à ses hôtes allemands une plus grande culture qu’à Pierre Laval. C’est Frédéric Mitterrand lui disant en parlant de leurs familles respectives : « Ces-gens-là ne pensaient pas ! Ils ne s’embarrassaient pas du réel. » C’est encore sa grand-mère, recevant sans sourciller les parents de sa petite amie juive et sans voir « le numéro tatoué sur l’intérieur du bras de Mme W. » C’est son père qui, pour décrire René Bousquet dans Le Nain jaune, ne trouve pas d’autre chose à dire sinon qu’il était « très beau ». Enfin, c’est l’énigmatique ami russe de son père, Soko,  qui lui lance malgré les mines irritées de son épouse : « Nous ne savions pas que les enfants allaient être grillés ! »

L’auteur nous émeut aussi dans sa quête de qui lui ressemble, ceux qui ont eu comme lui à porter le poids d’une filiation. Il y a Jörg Hoppe, le fils unique du commandant du Stutthof, qui n’avait eu de cesse de lui dire qu’il avait fait son devoir et qu’il avait été victime d’une injustice. Pour « réparer sa filiation », le fils, marqué au fer rouge de la honte, n’avait jamais eu de son père qu’un insondable mutisme. Il y a encore Guy Bousquet, l’enfant de René, devenu avocat, qu’il croise près de son domicile et qu’il renonce à rencontrer, « par chagrin rentré sans doute ».

Et puis en filigrane, comme une sorte de double, on lit le parcours de son ami Zac, juif par son père et allemand par sa mère, qui se révèle au fil des chapitres(« Zac m’a dit »). C’est lui qui, la première fois, lui demande pourquoi son Daddy n’a pas démissionné en juillet 42. Dès lors, le « garçon mort de son vivant » ne cessera de fouiller le passé pour « endosser son sale héritage ». Et Zac ne cessera de distiller le poison en lui expliquant que, « pour préserver l’estime de soi, l’homme peut se raconter n’importe quoi », que les collaborateurs se donnaient des assurances apaisantes « afin qu’ils puissent ne pas savoir qu’ils savaient… » Ce n’est que tardivement qu’il apprendra de la bouche de la mère de Zac, Leni, que la grand-mère Eva prônait un racisme intégral et que le grand-père, partie prenante de l’équipe d’Albert Speer, était devenu SS et avait été affecté à Auschwitz II-Birkenau. Là, il ne s’était occupé « que » de problèmes techniques « comme la combustion des cadavres en fonction du volume d’air disponible dans les crématoires », toutes choses qui, à ses yeux, ne soulevaient guère d’enjeu éthique. Alexandre Jardin comprend alors que « chacun à sa façon, [leurs] aïeux avaient participé au pire de manière centrale ».

Car, en fin de compte, c’est peut-être l’aspect « moral » de son livre qu’on ne pardonne pas à Alexandre Jardin, lui qui pose cette question, capitale à mon sens : « Comment le Nain jaune, Eva et son mari – chacun à des stades bien distincts de l’anéantissement – avaient-ils pu demeurer inaccessibles au sentiment d’avoir péché ? »

Pour avoir tenté d’y répondre, avec les moyens qui sont les siens, toute sa honte et tous ses remords, Alexandre Jardin s’est exposé à la vindicte familiale et publique. Ce faisant, il a « dépouillé le vieil homme » en lui, et ce livre devient le signe d'une seconde naissance.

 

 

 

A lire en complément :

http://www.lexpress.fr/culture/livre/jean-pierre-azema-a-vichy-les-cabinets-ministeriels-avaient-un-role-majeur_950084.html

 

 

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commentaires

L
<br /> Un petit aveu, je n'ai rien lu d'Alexandre Jardin. Mais qu'importe ! Il paraît que le linge sale se lave en famille, que toute vérité n'est pas bonne à dire... Mais si le silence devient ornière !<br /> Si se taire est vécu comme une adhésion à l'horreur, alors il est sain de crier. Je ne comprends pas non plus cette "tempête médiatique" et trouve au contraire qu'il faut un grand courage pour<br /> écrire ces maux-là. Anne<br /> <br /> <br />
Répondre
C
<br /> <br /> "Sortir de l'ornière du silence" (une belle formule !) et lever le secret des familles, c'est toujours une épreuve.<br /> <br /> <br /> <br />

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