Buste de Cléopâtre-Séléné VII, femme de Juba II
Avec Les enfants d’Alexandrie, paru chez Albin Michel, Françoise Chandernagor fait à la fois profession d’historienne, de romancière et, pourquoi pas, de moraliste. Tout en brossant un tableau complexe de la République romaine au temps des rivalités entre Octave et Marc Antoine, elle imagine la vie de Cléopâtre-Séléné, fille du brillant général et de la reine d’Egypte, et nous invite à méditer sur la grandeur et la chute.
Pour retracer le destin malheureux des quatre enfants de Cléopâtre (le fils de Jules César, Ptolémée-César, dit Césarion ; les enfants de Marc Antoine, les jumeaux, le blond Alexandre-Hélios et la noire Cléopâtre-Séléné ; le maladif Ptolémée-Philadelphe), l’historienne puise aux sources historiques les plus fiables. Ainsi, elle reconstruit le Palais Bleu et la nécropole d’Alexandrie la « très brillante », elle nous explique l’art de l’embaumement, la manière de se suicider, elle anime les fêtes des Donations, retrace l’éducation des jeunes princes ou les périples de leurs parents, les amants fastueux, l’Imperator et la Reine des Rois.
La romancière, quant à elle, nous passionne, lorsqu’elle remplit les vides de l’Histoire, en se penchant sur le sort tragique de la petite Séléné, la seule qu’Octave épargnera lors de la prise d’Alexandrie. On se rappelle que Césarion, fils de Jules César, portait atteinte à la légitimité de son neveu Octave. Elle nous émeut en imaginant ce que fut l’enfance de cette petite fille, amoureuse de son frère aîné et protectrice de son frère puîné, délaissée par ses parents, et livrée aux soins des nourrices et des eunuques. C’est le sort de cette enfant, reine d’une province à six ans, et en même temps « reine oubliée », qu’elle s’attache à nous raconter dans le premier tome de ce qui sera une trilogie. Elle le fait d’une manière paradoxale, Séléné, son point focal, n’étant pas toujours au premier plan. A la fin de ce premier tome, le lecteur abandonne Séléné, à dix ans, alors qu’elle se remémore les paroles de son père : « C’est la loi de la guerre, Séléné, l’enfant d’hier n’existe plus. »
Ce qui fait aussi le grand intérêt de ce livre (qui a reçu le prix Palatine du roman historique), c’est que Françoise Chandernagor explique ses partis-pris et sa manière de travailler le matériau de l’Histoire. Outre les prises de parole de la romancière dans le cours du texte, on sera attentif à la passionnante postface où l’auteur justifie ses choix. Tout en reconnaissant que c’est « une folie de vouloir recréer le monde antique par les images et par les mots », elle dit s’être essayée non à le transposer mais à le rapprocher de nous. Ce faisant, elle se situe exactement dans la perspective des nouvelles traductions des textes antiques, ainsi que l’a fait par exemple Marie Darrieusecq dans Tristes pontiques. Elle fait délibérément le choix d’un langage moderne, qui ne nous semble jamais anachronique. N'a-t-il pas pour but essentiel de « rendre la vie » ?
Car, elle nous explique que, dans un roman historique, et cela pourra surprendre, « le fond des choses soulève plutôt moins de problèmes que leur forme ». En ce qui concerne les personnages, ils sont tous authentiques, sauf les nourrices, les pédagogues et le précepteur des jumeaux. L’auteur a repris le physique « traditionnel » des personnages historiques mais s’est attachée à recréer son héroïne Séléné en romancière, c’est-à-dire telle qu’elle l’a rêvée. Elle est demeurée fidèle aux événements, se conformant à la version la plus répandue chez les historiens modernes, même lorsqu’elle n’y adhérait pas complètement. Plus que la connaissance des faits et des mentalités, c’est surtout la reconstitution des gestes du quotidien (pratiques religieuses, signes de politesse, accents, mimiques…) qui pose des difficultés au romancier.
Le lecteur sera donc séduit par ce livre très documenté, qui a demandé à son auteur six années de recherches et d’écriture. Mais il aimera peut-être surtout cette relation de tendresse que Françoise Chandernagor tisse avec cette petite Séléné, qui lui apparaît d’abord en rêve, tandis qu’un homme hurle « basiléôn Basiléia » et « regum Regina ». Termes grecs et latins qui lui ont permis de ressusciter cette princesse morte, qui ne demandait qu’à vivre.