Alexandre Romanès et sa chèvre
Le père d’Alexandre Romanès disait :
« Etre gitan [prononcez « gitane »], c’est n’être dans rien :
ni dans le sport ni dans la mode,
ni dans le spectacle, ni dans la politique
et la réussite sociale n’a pas de sens pour nous. »
Et dans son troisième livre, Un peuple de promeneurs, le poète et directeur de cirque Alexandre Romanès, mari de Délia la Lovari, qui fut dompteur chez Firmin Bouglione (issu de cette famille, il changea son nom pour le patronyme issu de Rom, l’homme), spécialiste de l’échelle libre, ami de Jean Genet et de Christian Bobin, décline cet espace en creux, ce no man’s land du monde gitan.
Le gitan n’est dans rien au sens propre car il n’a pas de maison. Et lorsque Ceauşescu contraignit les Tziganes à demeurer dans des appartements, ils y mirent leurs chevaux et continuèrent à habiter dehors. Par ailleurs, pourquoi voudrait-il être dans la mode ou à la mode alors que pour le père d’Alexandre Romanès toutes leurs femmes « sont belles » ? Ce que corrobore son fils de huit ans, Sorine, quand il déclare que « ça serait joli s’il n’y avait que des femmes ».
Le gitan est conscient des miroirs aux alouettes tendus par la société.
« Dans ma jeunesse, les imbéciles voulaient être jeunes beaux et riches,
maintenant ils veulent être jeunes beaux riches et célèbres»
reproche une vieille Gitane.
Et un autre vieux Tzigane considère que vouloir être inséré dans la société, c’est être « poussé par le diable ». Car le pouvoir politique, selon lui encore, n’est qu’ « un fil, tenu par des hommes et des femmes prêts à tout ».
Dans ce merveilleux petit opus, composé de réflexions à brûle-pourpoint, de fragments de conversation, d’anecdotes vivantes et sensibles, Alexandre Romanès nous dit à sa manière, simple et inimitable, la surprenante beauté et la richesse d’un monde si souvent ostracisé.
Grâce à sa plume tout à la fois tendre et acérée, on pénètre dans un univers unique qui n’est pas et ne sera jamais le nôtre. Un univers « où tout ce qui n’est pas donné est perdu », où l’on a la musique dans le sang, où les violoniste « font pleurer les murs », où l’on reconnaît un bûcheron à son parfum d’arbres, où le rêve ancestral perdure, celui d’aller de village en village, sur les routes « dans une verdine, tirée par un cheval, […] avec un ours », où les femmes lisent dans les lignes de la main « jusqu’au coude ».
Alexandre Romanès nous aussi dit aussi sans fioritures la confrontation impossible avec un monde qui rejette ce peuple qu’il ne comprendra jamais. Il y dénonce sans ménagements les interminables histoires de papiers à mettre en règle, un casse-tête permanent qui les rendra « tous fous ». Il décrit cet homme qui « s’arrach[e] les cheveux par poignées, pour des papiers qu’il n’avait pas ». Il souffre lorsqu’il ne peut ramener des enfants, « pour une misérable histoire de papiers […] Si on m’avait marqué au fer rouge comme une bête, je n’aurais pas eu plus mal », déplore-t-il.
Il sait bien que « dans un pays, rien n’est plus visible qu’une minorité » et qu’ « Etre gitan, c’est aller en prison plus vite qu’un autre ». Il évoque les innombrables démêlés avec les maires dans les communes : n’ont-ils pas fait « ce qu’il fallait » pour qu’il n’y ait pas d’espace public qui leur soit réservé ?
Sa lucidité arrache les masques des principes bafoués au quotidien : dans le campement tzigane de Nanterre, sous les lumières de la Grande Arche de la Défense, baptisée « Arche de la Fraternité » :
« […] les enfants marchaient pieds nus l’hiver,
au milieu des rats, pas d’eau ni d’électricité,
et pas toujours quelque chose à manger ».
Et, il raconte que, chez les Gitans, parfois, pour se chauffer, on se dispute pour « avoir le chien dans son lit »…
Rejeté, humilié, mis au ban de la société, intouchable de notre monde occidental, le Gitan en occupe « la dernière place ». Pourtant, dans cet univers « où tout bouge », Alexandre Romanès nous l’assure :
« Mais cette place me plaît,
je n’en voudrais pas d’autre. »
Un livre poétique, émouvant et salutaire.
Le cirque Romanès (Photo Cirque Romanès)