Le Baiser, Gustav Klimt (1907-1908)
Quelque chose qui semble toujours nous attendre quelque
Part et reste toujours caché ce cri étrange solitaire d’avant
Le monde comme d’un grand oiseau dans le gris du matin
Ce quelque part cet incertain qui est une solitude éternelle
Un manteau qui flotte autour du corps et dont on voudrait
Se défaire à chaque instant Toute rencontre est une énigme
Est un miroir qui nous défait et nous fait ressembler à cela
Ces mains enfouies dans la farine du soir quand l’heure est
Bleue quand il est temps d’écarter doucement les dentelles
De la nuit ou de l’aube ou de quelque début de toute rencontre
Nous prend la main dans le sac des yeux et nous transporte
Jusqu’à cet inconnu en nous cet obscur comme une étreinte
Qui se prépare mais nous ne savons pas ce qui nous lie à ça
Cet étonnement cette goutte d’ombre qui noue les cils de l’
Un à l’autre celle qui semble saoule et qu’on va reconnaître
On connaît le musicologue et mélomane Alain Duault mais sait-on bien qu’il est aussi poète et qu’il a reçu le Grand Prix de Poésie de l’Académie Française en 2002 pour son recueil, Où vont nos nuits perdues ? Je l’avais rencontré aux Journées du Livre et du Vin 2011 et avais alors découvert son œuvre poétique.
Dans le troisième tome de sa trilogie poétique, Ce qui reste après l’oubli, inaugurée par Une hache pour la mer gelée (« Tout livre doit être une hache pour la mer gelée qui est nous », écrit Kafka), il reprend la forme versifiée et géométrique en carré et sans ponctuation qui lui est particulière. Dans cette succession de quinzains, il ressasse souvenirs, images et mots de son kaléidoscope intime, dans un phrasé lancinant qui hypnotise le lecteur.
Le texte que j’ai choisi ici est le quatrième de la septième partie du recueil, « Cet obscur qui est en nous » (ses titres sont de petits bijoux !). Il y est question d’un « quelque chose » à quoi on tend mais qui nous demeure celé et que la rencontre (deux occurrences du mot) viendra révéler comme une épiphanie.
Dans l’expression de cette découverte qui s’opérera à la faveur d’un isolement existentiel (« ce cri étrange solitaire », « une solitude éternelle »), on notera l’indétermination du lexique : des substantifs tels « Quelque chose », « quelque part », « incertain » ; des verbes comme « semble » (deux occurrences ) ou « flotte » ; des adjectifs indéfinis ( « quelque « ) ou pronoms démonstratifs (« ça »). On y parle d’ignorance : ce lieu indéterminé est « toujours caché » ; « nous ne savons pas » pourquoi nous sommes attirés par lui. Cette chose mystérieuse adviendra peut-être grâce à la rencontre, quoique celle-ci demeure toujours « une énigme ». On notera les adjectifs employés nominalement : « cet inconnu », « cet obscur », que vient renforcer la métaphore de la « goutte d’ombre ». Mystère et secret que conforte encore l’adjectif démonstratif très largement usité ici, dans un emploi complexe, qui affirme l'ostentation de ce qui est caché.
En même temps, se fait jour une tonalité affirmative, qui dit avec violence que le voile peut se déchirer : l’adverbe de temps « toujours » est employé au premier vers d’un poème qui s’achève sur l’idée d’une reconnaissance réciproque (« de l’/Un à l’autre ») et dans celle d’une certitude avouée, exprimée par le futur immédiat : « celle qu’on va reconnaître ».
Mais ce dévoilement apparaît ambigu : ce « quelque chose » n’est-il pas « toujours caché » (vers 2) ? La « goutte d’ombre » découverte l’est, quant à elle, dans un vertige (« saoule »). Elle est encore attache puisqu’elle « noue les cils » et s’opère dans un lien (« lie »).
J’aime beaucoup aussi les images de ce poème. Si les référents en sont classiques, tels l’oiseau ou le miroir, le poète les renouvelle à sa manière. Par le moyen des sonorités (« [gr]and oiseau dans le [gr]is du matin », vers 3), par l’emploi ambigu des verbes : le miroir détruit et reconstruit autre chose ( « un miroir qui nous défait et nous fait ressembler à cela », vers 7), par le jeu avec les expressions toutes faites : « Nous prend la main dans le sac des yeux… » (vers 11).
On sera enfin sensible aux sensations. Si l’ouïe est sollicitée avec le cri de l’oiseau, le toucher l’est aussi avec ce manteau qui « flotte autour du corps », « les mains enfouies dans la farine du soir » (vers 8), la main que l’on « nous prend » (vers 11), les « dentelles de la nuit » (vers 9) que l’on écarte, et « cet obscur comme une étreinte » (vers 12) qui renvoie au corps-à-corps amoureux. Quant à la vue, elle est évoquée avec "le gris du matin", le "bleu" de l'heure et "la goutte d'ombre", obscurité rehaussée par le substantif "obscur".
Alain Duault explique qu’il écrit de la poésie car il n’a pas écrit de la musique. Une revanche lyrique et musicale dont ce poème est la plus parfaite expression.
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Hauteclaire : le secret, le mystère