Au sortir d’un concert, Denis Diderot s’était enthousiasmé : « Y étiez-vous lorsque le castrat Cafarielli nous jetait dans le ravissement ? » Dimanche 20 décembre 2009, à 19 h, sur Arte, le téléspectateur aurait pu paraphraser le philosophe en demandant : « Etiez-vous au château de Caserte lorsque Cecilia Bartoli nous jetait dans le ravissement en chantant le répertoire des castrats? »
Dans le décor du théâtre baroque, des salles fastueuses et des hautes futaies du palais royal napolitain, la diva était superbement mise en scène dans un film de 45 minutes du réalisateur Olivier Simonnet, visiblement envoûté par la cantatrice et comédienne.
Vêtue d’abord d’un élégant habit noir XVIII°, orné d’un jabot de dentelle blanc, drapée dans une cape doublée de rouge et coiffée d’un tricorne, puis arborant un justaucorps rebrodé d’argent et recouvert de l’ondoyant drapé de soie rouge de la cape, la mezzo-soprano Cecilia Bartoli nous a donné à entendre pour notre plus grand plaisir musical des œuvres de Porpora (un air de Germanico in Germania), des arias de Haendel (dont le célèbre Ombra mai fu, chant d’amour de Xerxès pour le platane d’Orient, qu’elle chante, le corps contre une écorce d’arbre), de Carl Heinrich Graun et de Geminiano Giacomelli. Elle était accompagnée par l’orchestre Il Giardino Armonico, sous la direction de Giovanni Antonini.
Gageure exceptionnelle pour cette artiste lyrique que d’aborder ce répertoire constitué d’arias et de coloratures d’une difficulté technique rare, puisqu’ils sont adaptés aux capacités exceptionnelles de ceux qu’on appelait « les voix du ciel », les castrats.
Rappelons que les castrats- dont le répertoire est actuellement chanté par les contre-ténors comme Gérard Lesne ou Philippe Jaroussky- chantaient dans la même tessiture qu’une soprano ou mezzo-soprano. Selon la hauteur relative de leur ambitus vocal, ils pouvaient aussi être classés dans les contraltos. Très en vogue pendant la période baroque, les « anges » étaient capables d’interpréter des œuvres lyriques hors de portée de la voix d’un adulte. Ces chanteurs de sexe masculin subissaient en effet la castration avant leur puberté, dans le but de conserver le registre aigu de leur voix enfantine, tout en bénéficiant du volume sonore produit par la capacité thoracique d’un adulte. Les meilleurs castrats pouvaient- disait-on- rivaliser en puissance, technique et hauteur avec une petite trompette.
Cecilia Bartoli, qui aime les défis, aborde donc ce répertoire avec une fougue et une passion impressionnantes. Tel un Casanova en fuite perpétuelle à travers escaliers et colonnades de marbre, tel un chevalier d’Eon en quête de missions impossibles, elle associe subtilement virilité et féminité et on demeure stupéfait par sa puissance et sa présence sur scène. Elle y fait montre de son extrême virtuosité vocale, fait se succéder les notes en cascades, saute des octaves avec maestria, avec un panache et une fougue admirables.
Dans une interview à Etienne Billault pour Evène.fr, Philippe Jaroussky, le contre-ténor, explique comment il a longtemps refusé l’ambiguïté sexuelle émanant de sa voix, mais a fini, avec le temps, à prendre au sérieux le contraste et le choc qui se produisent entre la voix et le corps d’un contre-ténor, créateurs d’une certaine forme d’irréalité. Cecilia Bartoli, quant à elle, peut jouer à plein de sa voix féminine de soprano et c’est son grand art de comédienne qui lui confère l’aspect viril nécessaire.
A l’image de Carlo Broschi dit Farinelli, qui fut une star en son temps et qui faisait se pâmer la gent féminine (ce que donne à voir le beau film de Gérard Corbiau, Farinelli [1994]), Cecilia Bartoli s’impose avec un talent hors norme. Elle nous fait ainsi pénétrer dans l’univers fascinant de ceux que Dominique Fernandez a si bien dépeints dans Porporino ou les Mystères de Naples (Prix Médicis 1974). « Anges malgré eux » ou « être[s] prodigieusement enrichi[s] d’avoir échappé à l’obligation d’être [des] hommes[s] », c’est tout le mystère des castrats qui disparurent au XIX° siècle.
Mais avec la palette sonore et émotionnelle très étendue de ce répertoire, Cecilia Bartoli nous fait la démonstration éclatante que la voix est bien l’instrument magique qui permet de transcender la différenciation sexuelle.
Mardi 22 décembre 2009