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28 octobre 2009 3 28 /10 /octobre /2009 14:04

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Ayant atteint l’âge où tout vaut mieux que de demeurer céans, j’avais résolu d’entreprendre un périple au pays de Tendre, accompagné de mon confident de valet, le fantasque et bouffonnant Crispin.

Mon vieux précepteur, le doux Monsieur de Sury, m’avait sagement mis en garde contre le danger de pérégriner aux Terres inconnues. Il m’avait prévenu contre les voleurs de grand chemin que cèlent bois et guérets. N’avait-il point ouï parler des détrousseurs de tout poil qui ont pour armes de vilains bâtons en écaille de tortue et des malandrins qui vous détroussent piégeusement en agitant un petit étendard en point de Raguse ? Si mon esprit l’avait entendu, mon cœur ne l’avait point écouté, tant était poignant mon désir de découvrir ce lieu où il n’est permis de trafiquer que de Cœurs humains.

Au temps fixé pour ce départ en monde aventureux, il m’avait fait le don d’une très ancienne carte parcheminée, couleur de sable rose. « Elle sera ton astrolabe » m’avait-il murmuré de sa voix, haut perchée comme celle d’un castrat de la Sixtine.

La plume au chapeau et le cœur en bandoulière, Crispin et moi-même avions pénétré par le Sud sur ces terres que nous espérions hospitalières. Nous avions de prime abord traversé sans encombres la ville de Nouvelle Amitié. Une compagnie de jeunes oisifs nous y avait accueillis : nous avions conversé galamment, joué au corbillon, écouté de menus  madrigaux sur le narcisse, le perce-neige ou l’héliotrope, qui ne prêtaient guère à conséquence.

Ces jeunes gandins nous avaient fait recommandation enthousiasmée des trois fleuves du nom d’Estime, Reconnaissance et Inclination que bordent les villes de Tendre-sur-Estime, Tendre-sur-Reconnaissance et Tendre-sur-Inclination. Ils avaient cependant omis d’évoquer les risques encourus si l’on s’aventure vers les Mers Dangereuse ou d’Inimitié ou encore vers le Lac d’Indifférence.

En chemin depuis des mois, nous avions malencontreusement égaré la carte de mon vieux maître et, tout en l’ignorant, nos pas nous avaient menés vers l’Est. Nous avions folâtré dans des hameaux aux noms charmants de Jolis Vers et Billet Galant, baguenaudé au cœur de jardins à la française plantés d’ifs, erré en des labyrinthes de buis taillé, sommeillé sous les arceaux de roseraies odoriférantes. Mais après avoir atteint les villages de Tiédeur et de Légèreté, insensiblement le paysage changea. Les lieudits se firent rares, les arbres s’espacèrent, les oiseaux se turent puis disparurent.

N’ayant point trouvé d’hostellerie pour la nuit, un soir d’octobre fraîchissant, nous fûmes dans l’obligation de passer notre première nuitée à la belle étoile. Crispin demeurait coi et nous étions tous deux  en proie à un étrange sentiment d’abandon.

Le lendemain, nous reprîmes la route de fort bonne heure. Devant nos yeux inquiets s’étendait désormais une façon de désert parsemé de cailloux aux formes tourmentées, où les sabots de nos montures venaient cogner. Quelques pauvres arbustes malingres, noircis comme s’ils avaient été balayés par un incendie, servaient de perchoirs à des corbeaux croassant que nous jugeâmes de bien mauvais augure. D’entre les pierres glissaient de petits reptiles brunâtres comme du sang caillé, à la tête vilainement aplatie, qui faisaient trébucher nos bêtes.

Mon malheureux Crispin roulait sans désemparer de gros yeux angoissés vers les lointains brumeux ; je m’en voulais de l’avoir entraîné dans cette aventure, lui qui n’aimait rien tant que les dodus  chapons de Loué et le vin de son Anjou natal.

Le jour s’avançait avec lenteur sous un ciel marqué par Saturne. Aucun bruit, sinon celui du pas hésitant de nos deux alezans ; aucune âme qui vive dans ce décor de spectre qui exhalait une odeur délétère de soufre et de solitude.

Soudainement, comme dans un mirage ou dans un rêve, en-deçà de la ligne d’horizon, il nous sembla apercevoir des arbres que nous reconnûmes comme étant des cyprès chauves. Piquant des éperons, nous galopâmes à bride abattue pour atteindre bientôt les rives d’un lac aux eaux montueuses et sombres. Les frondaisons que nous avions devinées étaient celles d’une île, située à quelques encablures des bords déserts. Nous attachâmes nos chevaux épuisés à une colonne de marbre noir jaspé, à demi brisée : ils encensèrent de la tête en hennissant de peur.

Nous embarquâmes sur une sorte de gondole à la vénitienne, en cèdre luisant et d’un noir de peste. Tandis que Crispin manœuvrait  avec force la forcola en bois des îles, je remarquai le curieux motif d’argent du cavai, à mi-longueur de l’embarcation : il représentait celle que Thésée abandonna à Naxos, Ariane enchaînée à son rocher. La traversée fut brève et nous mîmes pied à terre aux abords d’un hameau, étrangement silencieux.

Quelques rares demeures, à la façade austère et aux persiennes closes, étaient tristement disposées autour d’un quadrilatère tiré au cordeau par un architecte sans âme. Elles enserraient une placette herbue, au milieu de laquelle se trouvait une statue qui nous fit frissonner. Toute de bronze verdi, c’était une femme à genoux, pleurante et implorante, qui tente de retenir de ses bras décharnés un homme qui se détourne d’elle. Tandis que nous la contemplions, des bruits indistincts s’élevèrent : chuchotements, vagissements, gémissements, soupirs inarticulés, pleurs retenus. Nous fûmes atteints du tremblement que dansent ceux qui souffrent du mal de Saint Guy.

Un homme surgi de nulle part, enveloppé dans une cape noire et arborant un  immense feutre, lequel dissimulait mal un nez remarquable et une plaie béante à la tempe, nous croisa en agitant une lettre. Nous l’entendîmes marmonner :

« Pendant que je restais en bas, dans l’ombre noire,

D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire ! »

Nous étions dans  la perplexité la plus extrême quand un diable d’aubergiste nous héla de dessous l’enseigne d’une hostellerie qui avait pour nom : Aux amants infidèles.  Notre estomac criant famine, nous fûmes heureux d’accepter son hospitalité. La chère était maigre, le vin clairet, le feu se mourait dans l’âtre, mais nous n’y prîmes point garde, suspendus que nous étions au discours de notre hôte.

-         Messeigneurs, vous êtes ici céans dans l’Ile de l’Abandon, sur le Lac d’Indifférence. Y sont reclus, dans deux béguinages et pour l’éternité, les amants délaissés, les amoureuses dédaignées, les cœurs abandonnés. Maudits, ils sont condamnés sans retour à l’exil de l’Amour.

-         Mais qui sont-ils ? Les connaissez-vous ? le pressai-je de répondre, tandis qu’un froid de tombe s’emparait de mon corps.

-         Monseigneur, s’il a été aux études, doit en avoir connaissance car ce sont des personnes de haut parage.

-         Ne nous faites point languir, l’ami ! Quel est ainsi cet homme sinistre, portant grand couvre-chef, dont nous avons fait rencontre sur la place ?

-         Ne l’avez-vous point reconnu ? C’est Monsieur de Cyrano qui aima Roxane et n’en fut point aimé. Il  a perdu le sens et court par les rues en brandissant la lettre qu’il rédigea pour Christian de Neuvilette. Ces damnés sont les prisonniers de l’Indifférence qui leur perça le cœur. Je les connais tous puisque c’est moi qui leur fournit le couvert. Marc, le roi de Cornouailles, chaque nuit, s’en vient se percher sur un pin au bord de l’eau. « Je les épie » me dit-il au matin en remémorant Tristan et Yseult, la diablesse blonde. Quant au prince de Clèves, tout en caressant sa barbe grise, il contemple tout le long du jour le portrait de celle qui offrit son âme à Monsieur de Nemours.

-         Femmes et filles sont-elles du nombre ? cria Crispin dont la verve coutumière s'était tarie.

-         Ah, les malheureuses, on ne saurait les dénombrer ! C’est l’impériale Phèdre, méprisée par le beau chasseur Hippolyte, qui le dénonce traîtreusement à son royal époux. Depuis sa mort, elle n’a de cesse d’avaler un poison qui ne la veut point tuer. C’est la farouche Hermione, délaissée par Pyrrhus, qui cherche vainemant à hâter sa fin au moyen de sa petite dague de nacre. Quant à l’infortunée religieuse portugaise, chaque jour, elle récrit à l’officier français qui l’a abandonnée cinq lettres, toujours semblables, qu’elle déchire de désespérance quand s’annonce le soir.

-         Que ne nous sommes-nous dirigés vers les Mers Dangereuse ou d’Inimitié ? Vois-tu, Crispin, la rage, la violence, l’excès, la jalousie, tout, plutôt que l’Indifférence, la Froideur, la mort lente de l’absence de regard !

-         Monsieur a bien raison ! reprit Crispin. La vie n’a plus de sel quand Toinon ne bouge pas plus qu’une motte de terre, et ne me jette plus de regards en coulisse !

Cette nuit-là, nous ne trouvâmes point le sommeil. Portés par le vent, qui avait tourné à la bise, nous parvenaient les chuchotis, les gémissements, les sanglots étouffés, les râles des mendiants de l’amour qui se tordaient sur leur couche, vierge pour l’éternité.

Au matin, nous prîmes congé en toute hâte de notre hôte. « Carpe diem, Messeigneurs », nous recommanda-t-il en nous accordant compagnie jusqu’à l’embarcadère. « Faites désormais route  tout droit vers le Nord. Tendre-sur-Reconnaissance est la destination d'amour où il vous faut conduire vos pas. Et conservez en mémoire que « le regard indifférent est un perpétuel adieu ».

Sur la Carte du Tendre (papierlibre.over-blog.net)

Mercredi 28 octobre 2009

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commentaires

D
<br /> Quel extraordinaire périple "au pays de Tendre". On s'imagine très bien accompagnant les voyageurs.<br /> <br /> <br />
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