Yves Leclair (Photo Littératures et Poétique)
Avec son dernier opus au titre inspiré, Orient intime, le poète angevin Yves Leclair entreprend une traversée au plus près de lui-même, en pèlerin nomade qui sait que « Orient et Occident ne sont aussi que des désignations temporaires pour des pôles au-dedans de nous-mêmes », selon Hermann Hesse. Dans une tentative de rejoindre son nom « le clair » et de se rejoindre lui-même, il aborde aux rivages de la transparence du monde.
Parti d’Extrême-Occident sur un manche à balai abandonné (I), muni de sa trousse de secours (II), l’écrivain s’attache à lever un coin du voile du Proche-Orient (III), pour atteindre l’Orient extrême de Bashô (IV), en revenir vers l’Orient proche (V) et grimper à l’échelle du Levant, pour y goûter les mots divins, « les mots de miel brun », les plus anciens du monde (VII). Ainsi, de l’horizontalité, « le balai fauché par le vent », à la verticalité d’un ciel où se lit « l’Orient des mondes », le poète va cheminant, en quête de Soi et de l’Autre.
Ce voyage autour de lui-même, le poète l’entreprend sous l’égide des grands anciens, en bon helléniste et humaniste qu’il est. Avec Sénèque, il sait bien que voyager n’est pas guérir son âme et il s’indigne d’une banalisation du tourisme de masse. Mais s’il aime à rappeler Thoreau qui recommande au voyageur de tâter son pouls afin de voir si son âme est en éveil et prête au nomadisme, s’il s’embarque fréquemment pour la Grèce, l’Italie, la Crète ou la Tunisie, il reconnaît avec Confucius que le plus grand périple est celui que l’on fait en soi-même, en quête de son moi originel. C’est ainsi que l’on parvient « au seul donjon du cœur », le but fixé par Rûmî.
Son livre, ancré dans le quotidien le plus humble, nous dit que les mots sont là pour sauver de l’oubli ce qui fut et que l’écriture est nostalgie : « On n’écrit que par contumace. » On aime son regard curieux sur « la pie en redingote », son oreille attentive au « chant puissant et ancestral de la langue arabe », son questionnement métaphysique devant un hibiscus rouge, et son regard ardent sur une jeune romanichelle aux « seins libres comme une louve ». La clarté de son regard sur les choses opère une transfiguration et son esprit en éveil métamorphose « le plein du vide et le vide du plein- le Rien du Tout, le Tout du Rien ».
On le voit errer en Afrique du Nord, sur les pas des gens du désert et des « brûleurs de route » à l’image de Théodore Monod, à qui il aspire à ressembler, lui l’ascète et le mangeur de figues. Et il sait dire comme personne la beauté de ces enluminures « fleuve bleu d’Orient natté de fourmis persanes », la fascination de cette écriture, « divine calligraphie qui tisse le voile ». Certes, dans une autre vie, c’est bien là qu’il a vécu : au plus intime de lui-même s’élèvent les minarets. Pour dire cette terre originelle, ses compagnons de route ont nom Omar Khayyâm, le « fabricant de tentes », et les poètes familiers aux Iraniens que sont Attâr, Saadi ou Hafiz
L’écriture de « l’ermite au chapeau de bambou », ainsi qu’on le surnomme, est tentation de l’épure et elle nous transporte dans son Orient extrême, le plus intime. Il y convoque Bashô et les marginaux contemplatifs, de Po Chu Yi à Dong Po, en passant par Tu Fu et Han Shan. Il y exalte l’anachorèse, le vide et souhaite « cette force de ne rien attendre pour tout accueillir ». Ne voudrait-il pas se fondre dans le silence tel « le chat blanc qui avance à pas de velours, comme s’il n’existait pas du tout » ?
Le poète dit la difficulté de découvrir ce paradis perdu, où l’homme ne serait pas né d’emblée. Après un arrachement à son Ciel, Dieu l’y aurait transporté. Ainsi, l’exil deviendrait « le vrai pays », le lieu où l’homme est remis à sa place originelle. Toutes les lectures ouvrent la porte vers une Arcadie rêvée : les Pères Nêptiques en quête de la contemplation, dite « activité cachée », les textes hassidiques qui professent l’accueil de l’étranger, les Upanishads décrivant le Soi tel « un petit lotus avec une demeure au-dedans et encore un espace à l’intérieur, où il se trouve plus petit que le chas d’une aiguille ».
Les textes donc donnent accès à l’Eden, mais encore tout simplement la vie, et le poète est « comme celui qui grappille derrière les vendangeurs ». Ce sont les senteurs orientales au débarquement sur le port de la Canée, la beauté d’une « Nausicaa crétoise disant adieu à son marin », « les graines de paradis » rapportées du jardin tropical d’Isola Bella. Et l’essence même de l’Orient n’est-elle pas contenue dans le parfum de la jacinthe rose du Bengale, dans une chambre d’hôtel à Iráklion ? Car, pour qui sait regarder, tout est beauté, et celle-ci se conjugue au féminin : ce sont les « Dames en bleu » turquoise des fresques minoennes, les geishas à la peau laiteuse, la Sulamite du Cantique des Cantiques qui se révèle derrière un hijab. Et, à l’unisson de Calaferte qu’il relit chaque année, le poète pourrait dire : « Peut-être ai-je trop aimé l’Eden sur terre ! »
Mais ne croyons pas que le voyageur orientaliste soit un naïf. Il ne s’étonne pas que Mère Térésa ait aussi connu le doute dans la misère de l’Orient indien. Il connaît les hordes de gamins quémandeurs, les cités-dortoirs et leurs enfants désœuvrés, l’Orient exilé en Occident, dans un vieux garage en tôle transformé en mosquée. Il n’ignore pas que les rêves deviennent souvent « cauchemar[s] ensanglanté[s] ». Alors que résonne en lui la musique arabe de l’enfance qu’il aimait à écouter, il sait que son originalité consiste « à retrouver l’origine au fond du soi » et, en bon latiniste qu’il est, le voilà qui médite sur l’étymologie du mot « Orient ». Cette quête de son Orient intime est pour lui dévoilement, lorsqu’il découvre, en longeant le Jourdain, sous le palimpseste des « sables et [d]es carcasses de chars abandonnés » les « miettes de papyrus où furent manuscrites les premières lettres à l’encre verte » des manuscrits de la mer Morte.
Celui qui se souvient de la vieille pèlerine de Compostelle que son père hébergeait et qui rêvait de « cartes et d’estampes », le lecteur de la Bible et de Platon, nous dit qu’il faut savoir voyager léger et qu’il ne faut emporter avec soi que « quelques arabesque, quelques enluminures en fond d’œil et dans les soutes de l’âme ». Ainsi, il se pourrait que l’on aille à Dieu « comme du songe à l’éveil, ou de la nuit à l’aube », comme l’on retourne au paradis après l’exil.
Livre d’essais à la manière d’un Montaigne, variations musicales sur les thèmes du voyage, de l’exil, de l’Eden, du Soi et de l’Orient, Orient intime est un ouvrage inclassable. On y découvre un écrivain nourri d’humanité(s), un enseignant qui connaît la moindre nuance des mots, un grand amateur et connaisseur, féru de poésie, qui n'aime rien tant que citer ses livres de chevet, un pérégrin tout autant qu’un « voyageur immobile ». Mais Yves Leclair est surtout un poète dont le regard, lavé des scories du monde, nous entraîne dans une quête de soi-même, qui est surtout une marche vers l’Autre et, peut-être, le Tout-Autre.
Orient intime, Yves Leclair, L’Arpenteur, 2010
* Suite à cet article et à la lecture d'Orient intime, Anne Le Sonneur a écrit un très beau texte, "Impressions de voyage", que je vous invite à consulter sur : http://anne.lesonneur.over-blog.com/
* A lire aussi : "Entretien avec Yves Leclair", http://www.ecrivains-voyageurs.net/pages/divreportages10.htm