Vendredi 12 mars 2014, en transit dans la gare de Saint-Pierre-des-Corps, j’ai acheté Un été avec Montaigne du professeur au collège de France, Antoine Compagnon. J’ai été attirée par la couverture jaune serin de ce petit livre sur laquelle se détache en ombre chinoise la silhouette assise d’un homme en train de lire sous un parasol. Le profil, entouré d’une fraise, est aisément reconnaissable : c’est celui de Montaigne, l’auteur des Essais. Cet ouvrage, toujours en tête des ventes depuis l’été dernier, reprend une série d’émissions diffusées pendant l’été 2012 sur France-Inter.
Antoine Compagnon explique qu’il a accepté cet exercice de vulgarisation, soutenu qu’il était par « le vif intérêt des Essais […] lié aux thèmes abordés et qui sont toujours les nôtres : l’amour, la mort, la vanité, l’amitié, les voluptés, l’amour des livres, la fascination pour la beauté, la maladie… Sans oublier son engagement politique à un moment critique de l’histoire de France. »
Ayant beaucoup étudié Montaigne avec mes élèves de lycée, je me suis d’abord dit, à la lecture des premiers chapitres, que je n’y apprendrais pas grand-chose. J’y retrouvai la « branloire pérenne » et sa volonté de peindre « non l’être mais le passage ». Je me remémorai la visite des Indiens à Rouen quand le chapitre « Des Coches » était au programme des terminales L. Il y avait bien sûr son incessante réflexion sur la mort depuis le chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir », jusqu’aux derniers chapitres du Troisième Livre, « De la physionomie » et « De l’expérience », dans lesquels il montre en Socrate un modèle de stoïcisme.
Antoine Compagnon consacre bien sûr un chapitre sur la célèbre adresse « Au lecteur », que tous les lycéens étudient quand ils abordent le genre autobiographique : « Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et sans artifice : car c’est moi que je peins. » Son acrimonie de malade victime de la gravelle (calculs) contre les médecins, son constat lucide de l’hypocrisie universelle (« Toutes nos vacations sont farcesques »), sa lucidité humble quant à sa mémoire jugée défaillante (« Elle me manque du tout »), sa méfiance vis-à-vis du langage (« La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiens »), sa soumission à la nature, son « scepticisme chrétien », son amitié pour La Boétie, tous éléments de la philosophie d’un modèle d’humanisme que je n’ignorais pas.
Mais ce que j’ai surtout apprécié de retrouver dans ce petit livre, c’est la grande liberté d’expression de Montaigne. Antoine Compagnon nous rappelle en effet que l’auteur des Essais parle de sa sexualité avec une grande franchise, sans tabou aucun. Dans « Sur des vers de Virgile », il écrit : « Nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir : et cela [l’action génitale], nous n’oserions qu’entre les dents. » Il explique cette attitude par la honte, dont lui-même est exempt, mais reconnaît qu’elle favorise une expression « en périphrase et en peinture », par les poèmes et les tableaux. Et assez curieusement, ce chapitre lui donne l’occasion, après Platon et Antisthène, d’établir une égalité foncière entre l’homme et la femme.
Antoine Compagnon explique par ailleurs que cette attention sans fard portée au corps se manifeste encore dans le chapitre « Des senteurs », au Premier Livre. Montaigne y rappelle l’excellence d’Alexandre dont la sueur épandait une odeur suave. L’écrivain voyageur était en effet très gêné par les odeurs de la ville : « Ces belles villes, Venise et Paris, altèrent la faveur que je leur porte, par l’aigre senteur, l’une de son marais, l’autre de sa boue. »
A l’heure où la théorie du genre suscite la polémique, j’ai été amusée par le rappel par Antoine Compagnon de la rencontre de l’écrivain bordelais avec un hermaphrodite, Marie Germain, en 1580. Marie serait, selon lui, devenue Germain, « à la suite d’un effort physique qui délogea son membre viril, jusque-là escamoté, retourné vers l’intérieur, si bien qu’on l’avait toujours cru fille. » Une explication mécanique qui lui donne l’occasion, bien avant Freud, de réfléchir sur le pénis masculin et sur la force de l’imagination, capable d’engendrer l’impuissance masculine : « Veut-elle [la volonté] toujours ce que nous voudrions qu’elle voulût ? »
A ce naturel dans l’expression des idées Antoine Compagnon consacre un chapitre, « La désinvolture ». « Le parler que j’aime- affirme Montaigne- c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche […] déréglé, décousu, et hardi […] non pédantesque, non fratesque, non plaideresque… » Le vrai modèle de Montaigne dans cette manière d’écrire serait ici Baldassare Castiglione. Dans son ouvrage, Le Livre du courtisan, l’auteur italien ne prône-t-il pas la sprezzatura, cette désinvolture nonchalante qui « dissimule l’art » ? Et reprenant la manière dont se vêt le courtisan, Compagnon conclut : « Le style de Montaigne, c’est cela : une cape jetée sur l’épaule, un manteau en écharpe, un bras qui tombe ; c’est le comble de l’art qui rejoint la nature. »
Par ailleurs, dans un siècle d’hommes, Compagnon souligne combien est remarquable l’attitude de ce gentilhomme bordelais avec les femmes. S’il n’écrit pas en latin mais en français, c’est en partie pour ses lectrices dont il sait qu’elles « le liront en secret ».
De plus, intéressé par le cas de Martin Guerre, paysan du comté de Foix dont un sosie avait pris la place, en « homme de la modération », il remet en cause la torture et notamment à l’encontre des sorcières, en affirmant : « Et suis de l’avis de saint Augustin, qu’il vaut mieux pencher vers le doute, que vers l’assurance, ès choses de difficile preuve, et dangereuse créance. »
En outre, et en dépit de son impétuosité amoureuse, Montaigne recommande la lenteur et la patience en matière de stratégie amoureuse : « Apprenons aux dames- dit-il- à se faire valoir, à s’estimer, à nous amuser, et à nous piper. » Dans un siècle où les hommes sont le plus souvent des soudards, cela mérite d’être souligné !
Enfin, si Antoine Compagnon s’arrête d’évidence sur l’amitié de Montaigne pour La Boétie, dont il précise que sans sa fatale disparition son ami n’aurait pas rédigé les Essais, il n’ignore pas non plus le rôle, souvent mésestimé de Melle de Gournay, sa « fille d’alliance ». Marie de Gournay de Jars, cette jeune femme, de plus de trente ans sa cadette, « l’une des meilleures parties de mon propre être », dit-il, lut avec passion les deux premiers livres des Essais à dix-huit ans. Ayant rencontré l’écrivain une unique fois en 1588, elle entretint avec lui une correspondance suivie jusqu’à sa mort. C’est Mme de Montaigne elle-même qui la chargea de préparer l’édition posthume de l’œuvre de son époux. Cette amitié exceptionnelle, fondée sur l’échange intellectuel et la confiance mutuelle, témoigne de la grande ouverture d’esprit d’un humaniste qui considérait les femmes comme des égales.
J’ai donc aimé me plonger le temps d’un voyage en train dans Un été avec Montaigne. Reprenant la manière de ce dernier, « à sauts et à gambades », Antoine Compagnon s’y fait, selon ses propres mots, humble « intercesseur […] devant cette œuvre magistrale ».