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Il y a bien des années, c’est au moment de sa sortie que j’avais vu Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. On était en octobre 1967, j’avais 17 ans, j’étais en hypokhâgne et j’étais romanesque. Je me souvenais de la silhouette du tueur à gages, Jef Costello, de ses errances d’un pas rapide dans Paris pour échapper aux policiers et à ceux qui veulent le tuer. Et je me rappelais surtout ce geste de la main pour lisser le rebord de son chapeau gris avec un ruban noir, qui le révèle et le cache à la fois. Le Fedora des gangsters de chez Borsalino. A l’occasion de la mort d’Alain Delon, revoir ce film m’a replongée dans mes émotions de jeunesse.
Le 23/10/1967, dans l’émission, Monsieur Cinéma, Jean-Pierre Melville, se confiait à Pierre Tchernia sur son film. Le thème en est simple : Jef Costello, tueur à gages, est arrêté par la police après avoir exécuté un nouveau contrat. Il est relâché faute de preuves et malgré la présence de témoins. Mais les commanditaires du meurtre décident par précaution de l'abattre à son tour.
C’est une histoire que le cinéaste au chapeau portait en lui depuis longtemps comme un enfant et dont il a finalement accouché. Il a tout créé dans ce long-métrage : l’histoire, les dialogues, l’adaptation, la réalisation. C’est vraiment un film d’auteur, ce que l’acteur Delon admirait beaucoup. On ajoutera que Le Samouraï sera la fin d’un cycle pour celui dont ce fut le dixième film en vingt ans. Ayant commencé Le Silence de la Mer le 10 août 1941, il aura fini Le Samouraï aux alentours du 10 août 1967.
Ce film, Melville y avait pensé depuis 1962. Il avait 25 scénarios quand ses studios ont brûlé et il a proposé cinq livres à Alain Delon. « J’ai écrit un scénario pour vous il y a quatre ans » lui a-t-il dit. L’acteur l’a lu : « Je tourne cela et rien d’autre » a-t-il affirmé. On pensera que le titre est trompeur puisque le film n’a rien de japonais. Melville l’a choisi parce qu’il a trouvé une fois à Delon « un air japonais, [celui d’] un beau Japonais ». Selon lui, il serait très facile de le maquiller en japonais. Par ailleurs, l’acteur aimait à se vanter : « Je suis un dieu vivant au Japon » affirmait-il non sans humour. « Le Samourai de Jean-Pierre Melville (1967) a parachevé le mythe. « Son côté sombre, triste, mystérieux, ambitieux mais aussi un peu loser, solitaire et cynique aussi, a vraiment plu aux spectateurs japonais, qui préfèrent encourager les perdants : au théâtre kabuki par exemple, le public sympathise avec les plus faibles », confirme à 20 Minutes Yoshi Yatabe, ancien programmateur du Festival international du film de Tokyo. « Ce qui plaisait le plus aux Japonais, c'était l'impression qu'il donnait de respecter les codes d'honneur sans s'embarrasser d'un humour facile ou d'une nonchalance à la Jean-Paul Belmondo, souligne pour 20 Minutes Sakurako Uozumi, journaliste de la revue Eiga Geijutsu (L’Art du cinéma)
En exergue au film, on lit une phrase (apocryphe ?) du Bushido, la bible des samouraïs : « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï. Seule peut lui être comparée celle du tigre dans la jungle. » Melville explique que la tigresse ne peut lécher la blessure d’un tigre car elle se fait mordre. Et Jef Costello apparaît bien comme un fauve : aucun sentiment, aucune humanité (quoique…), une machine à tuer. Delon interprète Jef Costello avec un impressionnant visage de pierre et une démarche rapide, souple et féline. Il connaît le métro et les rues de Paris comme sa poche, saute par-dessus les barrières, toujours vêtu d’un manteau bleu-marine ou d’une gabardine beige. Son mutisme est le garant le meilleur de sa sécurité.
Le souhait de Melville était de faire un film sur la solitude, « une longue méditation sur la solitude », avec le personnage d’un tueur à gages, un « ronin » (qui est un des trois types de samouraï avec le « bushi »). Si dans Le Doulos, il y avait une ambiguïté calculée pour chaque personnage qui ne disait pas la vérité, ce n’est pas le cas dans ce film. Les personnages disent la vérité car ils sont seuls. Le seul être vivant avec lequel Jef Costello soit en relation, c’est son canari en cage, une métaphore de lui-même, emprisonné dans son rôle de tueur à gages.
Il voulait créer un « ronin » moderne, perdu dans une ville avec cette façon d’être et de vivre d’un samouraï. Selon lui, il est difficile de faire un film tragique moderne autrement qu’avec des gangsters et des policiers. Il reconnaît que le film policier et le western l’attirent plus que toute autre forme de cinéma, d’autant plus qu’il croit de moins en moins au cinéma comme une forme de spectacle intellectuel ou philosophique.
Certes, il ne referait plus Le Silence de la Mer, mais il avoue qu’il referait Léon Morin prêtre. Il précise qu’il ne se renie pas, qu’il évolue et qu’il ne voit plus les choses de la même façon. En France, ajoute-t-il, comme il est impossible de transposer les règles du western, on ne peut se rattraper que sur un sujet dramatique, tragique, se déroulant sur un fond policier. Si littérature et théâtre peuvent réaliser des choses plus difficiles, il avoue qu’il ne se prend pas pour un maître à penser mais qu’il est surtout un entrepreneur de spectacles. : plus un barnum qu’un Proust ou un Gide !
Dans le policier, il lui faut faire un effort constant d’imagination, l’efficacité devant se manifester dans toutes les séquences. Existe alors une rigidité plus grande que dans tout autre film. Ses héros sont des personnages tragiques et le spectateur doit pouvoir se dire dès la première image : « Ah ! Celui-là, il est mort ! » et c’est là l’essentiel. Il faut pouvoir sous-titrer : les dernière quarante-huit heures du héros. Comme dans une tragédie, on sait qu’il va mourir. Par ailleurs, il affirme que le cinéma ne peut être que poétique, même un film policier qui doit être un « spectacle poétique ». En même temps, « il ne faut pas penser poétique pour faire poétique. »
Melville avoue avoir cru longtemps au « mensonge des westerns » puis il a réalisé que ce monde n’existait pas. Vers 1950, le monde n’est pas comme Hollywood le montre. Il demeure « marqué par l’Amérique et non par les Américains qui se sont trompés de continent » assène-t-il. En fait, « le plus beau pays du monde, ce sont nos Indes » à nous, les Français.
Le cinéaste du Doulos et du Deuxième Souffle est impressionné par le grand professionnalisme des Borzague, James Wood, etc, tous ceux du cinéma d’avant-guerre dont il est nostalgique. Selon lui, le cinéma a besoin d’être traité comme dans les années 30, « l’âge de platine », « l’âge d’or » étant le muet. Les années 30 du cinéma américain ont posé une fois pour toutes les bases sur lesquelles on doit construire un film pour que le plus grand nombre de spectateurs viennent. Certes, Melville a conscience d’être à contre-courant de la mode à laquelle il a toujours été opposé et, d’ailleurs, il ne sait pas ce qu’est la mode, précisant que, notamment dans Le Samouraï, il n’utilise plus de décors naturels.
Puis le cinéaste évoque sa conception du décor. Si Le Silence de la Mer fut créé en décor naturel, ce ne fut pas les cas des Enfants terribles, qui était en décor construit. Il déclare avoir « horreur du décor naturel » qui ne comporte pas de poésie. Il faut donc toujours « transposer » afin d’apporter une part de rêve au spectateur en ne lui montrant pas ce qu’il voit tout le temps. Pour le décor, « le réalisme, c’est l’ennui. » En ce sens, il fait siens les propos de Hitchcock : « Quand je vois paraître la hideuse figure de la vraisemblance, je lui tords le cou. » Et ceux de Charlie Chaplin : « Il faut tuer le réalisme au nom de la vérité. »
C’est ainsi que pour la chambre de Jef Costello, le réalisateur a souhaité « un décor ascétique et glacial », explique François de Lamothe. Ce dernier a été contraint de toute urgence, en deux semaines de reconstituer ce décor qui avait brûlé dans l’incendie des studios Jenner, le 29 juin 1967, et auxquels Melville était très attaché. Le décorateur commente ainsi ce qu’il a réalisé :« Pour répondre à ses volontés drastiques, j’ai imaginé une pièce austère avec des matériaux travaillés dans les camaïeux de gris. Peu d’objets, seule une cage avec un canari apporte une touche d’humanité. Des fenêtres à guillotine accentuent l’impression de mort qui rôde en permanence dans le film. En découvrant le décor, Delon m’a lancé : « C’est formidable ce que tu as fait, ma poule ! », accompagné d’une tape sur l’épaule.
Ce décor n’a rien de réaliste. On est censé se trouver dans le 20ème arrondissement de Paris mais on n’est pas tout à fait dans la capitale. « Cependant, dit Melville, les spectateurs ne le sentiront pas. » Ils subiront sans l’analyser le dépaysement que le décor va leur procurer mais cela les aidera « à s’installer mieux dans leur fauteuil ».
Pour en revenir à l’idée de vraisemblance soulignée par Charlie Chaplin, selon Melville, « vérité ou non-vérité, c’est la même chose ». Il précise que ses gangsters sont « vrais », que la police est « vraie ». Un gangster de ses amis lui a dit : « Enfin, tu nous montres comme nous sommes ! » Il lui a répondu que c’était faux car ses personnages sont « idéalisés » et qu’il en a fait des « seigneurs ». De la même façon, il précise qu’il n’a jamais fait de décor de police réel : « Je ne ferai jamais la vraie PJ de Paris » assure-t-il. « En art et dans le spectacle en général, le mensonge est toujours payant » conclut-il.
Le Samouraï est un donc un film fascinant, envoûtant et j’ai aimé revoir ce long-métrage d’un grand cinéaste qu’Alain Delon considérait comme un de ses maîtres (avec René Clément et Visconti). On me dira que le personnage est peu recommandable, tout en détermination brutale et en violence, et qu’il finit tristement, tué par la police comme un petit truand minable. Mais c’est justement cette fin surprenante qui lui donne toute sa gloire : le barillet était vide. Alors suicide ou machination perverse de la pianiste (Cathy Rosier), le mystère demeure.
Sources :
Jean-Pierre Melville - Le samouraï (1967) - YouTube
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00013730/jean-pierre-melville-a-propos-de