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14 novembre 2021 7 14 /11 /novembre /2021 12:40

Bonaparte, Antoine-Jean Gros, 1802

Vendredi 12 novembre 2021, à 20h, dans la salle de réception du château de Marson, Napoléon Bonaparte (1769-1821) et Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1755-1824), nous ont donné une formidable leçon d’Histoire. Deux comédiens de la Compagnie Olinda, Quentin Isabellon (Bonaparte) et Florian Joyau (Cambacérès) interprétaient respectivement le premier et le deuxième consul, sous le Consulat (novembre 1799-mai 1804), instauré après le coup d’Etat du 18 brumaire, an VIII. C’est Jean d’Ormesson qui a eu l’idée de cet affrontement imaginaire, dans son œuvre La Conversation (120 pages de dialogue), publiée en 2011 aux éditions Héloïse d'Ormesson. Cette première pièce de l'auteur a été mise en scène par Jean-Laurent Silvi et créée au théâtre Hébertot jusqu'en avril 2013. Maxime d’Aboville y jouait notamment Bonaparte.

L’auteur explique qu’il avait d’abord pensé à Talleyrand (1754-1838) comme interlocuteur de Bonaparte. Il y a renoncé ; le « diable boiteux », selon lui, ne se serait sûrement  pas laissé convaincre par le premier consul. Il n’avait pas été régicide alors que Cambacérès avait voté la mort de Louis XVI avec réserve : « Oh ! A peine ! » répond-il à Bonaparte qui l’accuse de régicide. Bonaparte et son ami Cambacérès étaient farouchement républicains, et d’Ormesson les qualifie « d’hommes de gauche ». Talleyrand, monarchiste et « homme de droite », eût été moins intéressant comme interlocuteur. Par ailleurs, Jean-Claude Brisville avait déjà mis en scène Talleyrand dans un entretien avec Fouché, une pièce intitulée Le Souper. Jean d’Ormesson précise qu’il a respecté l’Histoire : il a mis dans bouche de Bonaparte des phrases qu’il avait dites, ou qu’il aurait pu dire, ou qu’on lui a prêtées dans les mémoires de l’époque, ceux de Mesdames de Boigne, de Rémusat, de la Tour du Pin. En revanche, les réparties de Cambacérès sont issues de l’imagination de Jean d’Ormesson.

Cette rencontre entre les deux premiers hommes du Consulat a lieu lors de l’hiver 1803-1804, à la lueur des bougies dans le bureau de Bonaparte aux Tuileries, alors que Cambacérès s’apprête à le quitter pour se rendre chez lui, dans l’hôtel d’Elbeuf, à un de ces dîners fins dont il a le secret. « Un souper réussi, c’est mon Marengo à moi », dit-il. On sourit en entendant aussi : « Si vous voulez dîner mal, il faut aller chez Lebrun ; si vous voulez dîner bien, il faut aller chez Cambacérès ; et vite, chez Bonaparte. » Après ces quelques remarques sur un quotidien assez futile, le premier consul le retient et va lui exposer la grande idée qui germe en lui, créer l’Empire.

Jean d’Ormesson explique ainsi son propos, diffusé en voix off au début de la pièce : « Il y a des moments où l’histoire semble hésiter avant de prendre son élan : Hannibal quand il décide de passer les Alpes avec ses éléphants pour frapper Rome au cœur ; César sur les bords du Rubicon ; le général de Gaulle à l’aube du 17 juin 1940, quand il monte dans l’avion qui va l’emmener à Londres, vers une résistance qui peut paraître sans espoir. C’est un éclair de cet ordre que j’ai tenté de saisir : l’instant où Bonaparte, adulé par les Français qu’il a tirés de l’abîme, décide de devenir empereur. » L’auteur capture donc cet instant fragile qui va changer de cours de l’Histoire. L’esprit farouchement républicain de Cambacérès s’affronte ici au désir de puissance de Bonaparte.

Les deux comédiens ont pleinement investi leur rôle, la part belle étant, certes, dévolue à Bonaparte. Avec sa haute stature, son allure et son ardeur intérieure, Quentin Isabellon donne une grande crédibilité au personnage de Bonaparte. On le voit s’animer avec violence sur le devant de la scène lorsqu’il évoque son désir de puissance et de conquête jusqu’à la Sibérie et les Indes. On découvre son humour agacé lors de l’évocation des ambitions de ses frères et des disputes futiles entre Joséphine, sa fille Hortense de Beauharnais et ses sœurs Caroline et Elisa à propos de l’achat d’un châle. « Sa famille était son talon d’Achille », explique Jean d’Ormesson. On sourit encore quand il évoque l’homosexualité de son interlocuteur : « Votre prudence n'empêche tout de même pas Talleyrand de ramasser les trois consuls dans une formule de son cru dont tout Paris s'amuse : Hic-Haec-Hoc. Hic, celui-ci, le démonstratif masculin avec une nuance emphatique, c'est moi. Haec, celle-là, le démonstratif féminin vaguement péjoratif, c'est vous. Hoc, cette chose-là, le démonstratif neutre tout à fait insultant, c'est le pauvre Lebrun (alors 3ème consul). Je vous le dis avec amitié, ne soyez pas trop Haec. »

Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, Henri-Frédéric Schopin

Face à l’assurance et à la prestance de Quentin Isabellon, Florian Joyau ne démérite nullement. Comme le dit Jean d’Ormesson avec un peu de provocation, cette conversation entre les deux consuls, peut rappeler Socrate parlant à son disciple. Cambacérès en effet, bien souvent, se contente d’approuver. Comme dans la maïeutique, où Socrate impose ses vues à son interlocuteur, Bonaparte vient à bout des résistances « assez molles » de Cambacérès qui est républicain, partisan du régime d’assemblée et il parvient à convaincre son ami d’accepter un régime personnel. Le comédien joue avec nuance ce deuxième consul, partisan convaincu de la République : « J'étais partisan d'un gouvernement d'assemblée, vous m'avez converti au gouvernement personnel. J'étais attaché à la République, vous m'avez rallié à l'Empire. Voilà que, par l’effet de votre parole, la France qui me paraissait si grande me semble toute petite au regard de l'Europe et l'Europe insignifiante au regard du monde dominé par votre génie. Vous êtes un alchimiste. Vous êtes un magicien. Le plomb de nos fluctuations et de nos incertitudes, vous le changez en or pur. » On découvre ainsi un Cambacérès, inféodé corps et âme à Napoléon, qui ne voit pas en ce dernier un homme mais le demi-dieu qui mettra à ses pieds l'Europe et l'Orient. A la fin du spectacle, Cambacérès fait allégeance à Bonaparte en s’agenouillant devant lui.

On n’oubliera pas cependant que Cambacérès, proche de la cinquantaine, était le confident et l’ami fidèle d’un Bonaparte de trente-trois ans. Peut-être même éprouvait-il de l’amour pour le premier consul, comme le laisse entendre l’auteur. Souple et prudent, il mit au moins de six à sept mois avant de se laisser convaincre d’accepter le passage du Consulat à l’Empire. Il est vrai qu’il deviendra le deuxième personnage du nouveau régime puisque Bonaparte le fera archi-chancelier, suscitant ainsi l’ironie de Talleyrand qui évoquera « l’archi-chancelier dans son archi-carosse ». Ce civil, jurisconsulte, présidera le Sénat et réunira les ministres quand l’Empereur sera en campagne. Il sera le maître d’œuvre du Code civil « dans un style à faire pâlir poètes et écrivains ». Ami de Joséphine, il contribuera encore à faciliter les relations entre Napoléon et l’ancienne aristocratie. D’Ormesson fait remarquer que cet homme, issu de la classe moyenne, qui fournira l’armature des cadres du régime, peut être considéré comme l’ancêtre des hommes politiques d’aujourd’hui avec leurs qualités et leurs défauts.

Comment comprendre que la France se soit ainsi soumise à Bonaparte ? Jean d’Ormesson l’explique en ces termes. « En 1800, la situation de la France est catastrophique. Le régime est corrompu donc faible, l’économie est ruinée, les usines sont fermées, il n’y a plus de plus de commerce, la monnaie a perdu 85% de sa valeur. En deux ans, Bonaparte remet la France en marche et la réforme en profondeur. Il a gagné Marengo et se dit qu’il est supérieur aux autres. En lui, l’idée de l’Empire fait son chemin petit à petit ; elle lui permettra de pérenniser un régime et surtout d’achever la Révolution. Et l’écrivain a trouvé intéressant de se demander à quel moment ce général républicain, de gauche, ami de Robespierre, se dit : je vais devenir empereur. C’est un processus assez long que j’ai ramassé en une conversation d’une heure et demie avec Cambacérès. » La pièce nous montre avec brio comment Bonaparte fut animé par le goût du pouvoir qu’il revendique haut et fort: « Pour la première fois depuis longtemps, le pouvoir est exercé par un homme qui comprend les besoins des Français et qui se confond avec ce qu’ils réclament : l’ordre, la gloire, la paix et le respect de la religion, la garantie des biens nationaux. Cet homme, c’est moi. […] Je vous le déclare, Cambacérès, je ne puis plus obéir. J’ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. » On ne saurait mieux justifier le désir de puissance et la volonté d'un pouvoir personnel !

On retiendra surtout qu’avec Bonaparte, c’est un nouvel ordre qui est institué. A ceux qui lui reprochent de recréer une cour des titres, le premier consul répond : « Oui mais Murat est fils de berger, Lannes est maçon, untel est garçon d’écurie ou agriculteur, le maréchal Lefebvre, ouvrier (puis duc de Dantzig) et sa femme, Madame Sans-Gêne, lavandière. Pour lui, la formule de l’Ancien Régime,  « A chacun selon sa naissance », était inacceptable, Pendant la Révolution, ce fut : « L’égalité ou la mort. » La formule qu’il fait sienne, ce sera : « A chacun selon ses mérites. » Homme de gauche, il avait juré haine à la royauté. Alors que Talleyrand voulait faire de lui un roi, comme Jules César, Bonaparte ne voulait pas devenir roi. « Nous avons juré haine à la royauté, nous n’avons jamais rien dit de l’Empire. Bonaparte se rattache ainsi à Charlemagne et à Jules César, dont il adoptera les aigles impériales comme emblème.

Dans cette marche vers l’Empire, il réintroduit la religion, dont il n’a que faire, mais qui est un élément du pouvoir : « Nulle société ne peut exister sans morale. Il n'y a pas de bonne morale sans religion. Il n'y a donc que la religion qui donne à l'Etat un appui ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole. J’ai été mahométan en Egypte, j’aurais été bouddhiste en Inde. Je suis catholique ici pour le bien du peuple parce que la majorité est catholique. » Il faut voir comment il traite par le mépris le pape Pie VII qu'il fera venir à Paris pour le sacre !

Je me suis interrogée sur le fait que les comédiens aient conservé la barbe pour jouer leur rôle alors que, sur les tableaux, Bonaparte et Cambacérès sont imberbes. Si cela m’a gênée au début, j’ai ensuite pensé que ce choix conférait une sorte d’intemporalité à ce dialogue politique dont nombre de répliques ont une résonance très actuelle : je pense particulièrement aux critiques de Bonaparte sur le personnel politique, au fait que, comme Staline, il défende le peuple, finisse par l’écraser, et abandonne l’idée de liberté pour ne conserver que l’idée d’égalité.

Dans cette pièce, la langue classique de Jean d’Ormesson étincelle. Et comme il l’explique lui-même, il ne faut pas oublier que Cambacérès notamment est un homme du XVIIIe siècle : « Il parle comme le prince de Ligne ou Voltaire. » De plus, avec ce superbe portrait de Bonaparte, l’écrivain exprime avec érudition et élégance son admiration lucide et éclairée pour le premier consul : « C’est d’abord une grande intelligence, une grande ambition, un grand égoïsme, une imagination sans bornes, une mémoire exceptionnelle, mais il n’a qu’un goût, le pouvoir. C’est un personnage extraordinaire, de la taille d’Alexandre le Grand, de Jules César et de Charles Quint. On pourrait soutenir qu’il est plus qu’eux parce ce sont des héritiers et que lui n’est l’héritier de personne. Il est le fils de ses propres œuvres. Ce qui compte, ce sont les idées ; une fois que vous avez les idées, les événements suivent. » N’oublions pas que l’Europe entière fut française sous Bonaparte qui rêvait de conquérir la Sibérie et d’aller vers les Indes. Il possédait « une imagination mondiale, exactement comme Alexandre le Grand. Certes, ce rêve immense de l’Histoire se termine mal mais comme aventure historique et romanesque, c’est incomparable et l’œuvre de Bonaparte, nous la voyons encore tous les jours. » On comprend que ce destin hors norme ait inspiré l'écrivain.

Et pour revenir à notre actualité, qui voit certains rêver d’un destin présidentiel, ne faut-il pas retenir ce que dit le premier consul : « La politique est la forme moderne de la tragédie. Elle remplace sur notre théâtre la fatalité antique. L’avenir n’est à personne. J’essaie de le soumettre à ma volonté. »

 

Sources :

https://www.youtube.com/watch?v=UGaljUu2VOg le 21 août 2013 Sauramps Librairies

You Tube Canal Académies 26 janvier 2018 La Conversation

 

 

 

 

 

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commentaires

M
Un spectacle qu'on a envie de voir après avoir lu votre texte. Cette analyse du pouvoir, des convoitises, des contradictions politiques et du rôle de la religion à ce niveau est passionnant.
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C
Oui, une pièce intéressante qui associe petite et grande Histoire.

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