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22 décembre 2020 2 22 /12 /décembre /2020 20:14

En ce temps de confinement, on aime à se plonger dans les rayons de sa bibliothèque pour en redécouvrir les richesses. C’est ainsi que j’ai de nouveau feuilleté avec admiration le très bel ouvrage, offert par un de mes amis l’année dernière. Intitulé Harmoniques, cette œuvre est de la main de son père, Albert Picard, qui en a créé les 10 gravures  originales en couleurs et écrit les poèmes qui les accompagnent. Alain Tapié (Conservateur du musée des Beaux-Arts de Caen) et Patrick Malvezin ont rédigé la préface de cette œuvre, qui se présente dans un superbe coffret cartonné noir, avec une empreinte en cuir marron clair représentant le signe de la Balance. Elle fut tirée à 90 exemplaires numérotés, sur Velin d’Arches pur chiffon en novembre 1989 et porte le numéro 62. Le tirage en fut réalisé sur les presses de l’atelier La Clef à Usson par Sauxillages. Quant à l’impression des textes et la reliure-coffret, elles furent réalisées par l’Imprimerie Watel à Brioude. C’est ce qu’on appelle un Beau livre !

Alain Tapié et Patrick Malvezin nous font pénétrer avec subtilité dans les arcanes de l’œuvre d’Albert Picard. Selon le premier, ce qu’il appelle les « formes pensées » de l’artiste est le résultat d’un travail qui fait voyager « la forme-objet au gré des terroirs d’expression, peinture, sculpture, gravure, tapisserie… » La tapisserie fut aussi au cœur de l’œuvre d’Albert Picard ; en témoignent toutes celles qui tapissent de manière lumineuse les murs de la maison de mon ami.

Albert Picard, « humaniste », propose avec Harmoniques un projet polyvalent, inspiré par la forme-lumière, chère à Delaunay, et par le peintre Albert Gleizes, un des fondateurs du cubisme. Pour ce dernier, il s’agit de « contenir la forme dans le dessin constructeur et [de] conférer à la couleur le statut d’un solide, allégé de la séduction ». Ainsi les « formes pensées » d’Albert Picard s’attachent « à dissoudre la structure de la lumière, à signaler par le relief la vocation monumentale de cette structure ».

Le relief en effet est capital dans cette suite de gravures qui, selon Tapié, peuvent faire penser aux fresques médiévales par ces différentes empreintes : « Empreintes des griffures et des incisions, empreintes des pigments posés en transparence, empreinte de la forme dans l’estampage du support. » « Humbles et savantes », ces œuvres lui évoquent encore les papiers découpés de Matisse. La gravure, « forme-objet », se métamorphose en « tissage de lumière » ; « ciselure, broderie, incision, tapisserie » créent en effet une répétition de motifs qui matérialisent la pensée.

Pour sa part, Patrick Malvezin s’interroge sur le rapport entre la gravure et le poème.  N’y-a-t-il pas un risque à faire correspondre peinture et poésie, en dépit de ce que Baudelaire, héraut des « correspondances », sut réussir avec le poème « Les Phares » ? Par ailleurs, bien souvent la peinture n’est qu’illustrative du poème et empêche l’émotion. Quant au poème écrit sur une œuvre plastique, il peut apparaître comme une explication, un commentaire, « qui brise doublement deux merveilleuses alchimies de l’émotion et de la rêverie entre le sensible et l’intelligible ».

Il semble que les poèmes d’Albert Picard ne veuillent nullement imposer un sens à l’œuvre picturale. On les lira plutôt comme « rêverie poétique proposée parmi d’autres possibles ». « Le fait que le poète soit le peintre permet peut-être de s’aventurer au-delà d’une suggestion par un regard inspiré. » Et l’on ne peut que reconnaître la belle harmonie qui existe entre les textes et les gravures.

Ce qui frappe dans ces dernières, ce sont ces reliefs blancs tout en volutes qui viennent animer les compositions. Albert Picard, pour qui la sculpture est « une voie vers une plus haute spiritualité », s’en explique : « J’entrepris alors de rechercher plutôt comment des compositions picturales pourraient s’enrichir de reliefs non colorés capables de donner, par leurs lumières bien distribuées, une plus grande force à l’œuvre ainsi qu’une meilleure lisibilité. » Couleurs, reliefs affirment ainsi des structures, créent des cadences, intégrant « dans une arabesque de lumière les mouvements des couleurs et donn[ant] plus de force au dénouement formel ».

Albert Picard précise que les poèmes lui ont été « directement inspirés par ces gravures ». Selon lui, elles ont pour vocation de faire naître « chez le spectateur un élan poétique » et de le « faire rêver ».

Dans ces dix poèmes, j’en ai retenu quatre. « Musique » (3) associe le son de la harpe, jouée par l’aimée, au souvenir douloureux d’un oiseau blessé qu’enfant le poète fit mourir en le serrant trop dans sa fureur d’aimer. Un poème où l’on sent la passion qui s’exacerbe au point d’être mortifère et fatale : « L’insupportable passion folle/ qui l’emporte, trop forte, / vers la mort. » Les striures de la gravure rappellent la harpe, le rouge connotant la passion, quand les deux cercles sont prêts à être emprisonnés par des formes lunaires.

Harmoniques 6 évoque la place Saint-Marc en deux temps. Le poète se souvient d’elle grouillante d’un monde cosmopolite, sous les battements d’ailes au chaud de l’été, quand tout est « lumière et bonheur ». Ensuite, il la retrouve dans la solitude : passants, oiseaux, soleil ont disparu : « Sur les quais inondés, où la barque m’attend, / le clapotis s’est tu. » Le jaune, le violet de la gravure proposent une sorte de tournoiement qui m’évoque la surcharge dorée de l’église Saint-Marc. Le bleu, n’est-ce point l’eau vénitienne ?

Harmoniques 9, « Heures claires », propose une tonalité plus joyeuse mais la fin en est encore très mélancolique. Le poète y chante le temps heureux de l’autrefois quand il était dans son « grand jardin » et que les enfants jouaient à la marelle. Mais tout cela n’existe plus que dans le passé. L’éclat du  blanc et du vert de la gravure sont atténués par un liseré noir, ombre sur le souvenir.

Harmoniques 10, « Au pays des rizières », est sans doute le poème que je préfère. Le poète y fait le portrait lumineux des femmes repiquant le riz : « […] elles rient/ dans l’éblouissante lumière. » Un tableau qui remémore au poète la femme aimée, non dans la nostalgie mais dans l’exaltation du souvenir : « Ton souvenir brûlant explose/ tout à coup dans mon cœur/ pour revivre les heures chères/ l’amour, les joies de naguère, / au lieu des pleurs. » Les rectangles verts de la gravure, rappelant les rizières, s'harmonisent en douceur avec les reliefs blancs arrondis.

L’association entre les gravures et les poèmes apparaît ici comme une superbe réussite. Si l’expression poétique y demeure classique, simple, sans aucun hermétisme, avec une belle variation rythmique, l’œuvre picturale, novatrice et originale,  vient en contrepoint la sublimer et l’exalter. Un magnifique présent que ce livre d'artiste !

 

Photo ex-libris.over-blog.com

 

 

 

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commentaires

M
Catheau! C'est magnifique au possible! Oui, un très bel objet! Très original. J'aime beaucoup l'atmosphère que rend votre choix de poèmes. Cela fait rêver<br /> :)
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C
C'est un très beau présent dont j'aime à feuilleter le magnifique papier et à admirer la création inventive.

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