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Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.

"De l'essence du théâtre" : Bérénice dans la mise en scène de Klaus-Michael Grüber.

Bérénice (Ludmila Mikaël) et Titus (Richard Fontana)

En ce temps de confinement, depuis le début du mois d’avril 2020, les comédiens de la Comédie-Française, reclus chez eux, proposent un programme quotidien, intitulé La Comédie continue à partir de 16 h. Chaque soir, c’est un « Lever de rideau » différent qui permet de voir ou de revoir des spectacles qui ont fait date. C’est ainsi que, samedi 11 avril, j’ai pu assister à la Bérénice de Klaus-Michael Grüber, le metteur en scène allemand, qui avait été invité pour le Festival d’Automne, en 1984.

Dans ce spectacle célèbre parmi les nombreuses adaptations de la pièce de Racine, Ludmila Mikaël interprète Bérénice avec une élégance et une retenue rares. Vêtue d’une robe moulante et aérienne, elle apparaît telle une reine orientale qui ne peut que faire penser à Cléopâtre avec sa lourde chevelure noire et le diadème doré qui lui ceint le front. Richard Fontana, à la tête bouclée de Jules César ou de Marc-Antoine, propose un Titus statufié dans la pourpre impériale que lui impose la mort de son père Vespasien. Antiochus, le roi de Commagène, interprété par Marcel Bozonnet, donne à l’amant éconduit par Bérénice une sensibilité élégiaque, résumée bien sûr dans le « Hélas ! » final.

J’ai été fortement impressionnée par ce spectacle, qui avait été décrié en son temps. Comment un Allemand avait-il l’audace de mettre en scène Bérénice ? Fabienne Pascaud rappelle ici certaines des critiques : « Grüber, l’étranger, n’aurait pas saisi l’harmonie du vers français et le sens d’un jeu « essentiellement français » ; il aurait sacrifié la violence et l’énigme du texte de Racine tout en outrageant la part d’élégie et de pulsion de mort suggérée par cette tragédie. » Mon étonnement est grand en lisant ces lignes qui méconnaissent le fabuleux travail d’un poète qui « créait à chacun de ses spectacles une qualité de silence sur le plateau qui rendait chaque mot essentiel, qui ré-inventait le verbe ».

Grüber a en effet admirablement compris cette tragédie du langage qu’est Bérénice (1770). Le seul ordre tragique, c'est l'ordre du langage. Dans la tragédie on ne meurt jamais (physiquement en scène) parce qu'on parle toujours et, inversement, sortir de la scène, c'est pour le héros, d'une manière ou d'une autre mourir. « Dans Bérénice, chaque personnage fait précéder ses actes, ses gestes d'un discours préliminaire, explicatif », écrit Roland Barthes. Et Giraudoux ne dit pas autre chose : « Une scène chez Racine, c'est l'explication qui clôt provisoirement une série d'allées et venues de bêtes en fureur. »

On sait que la pièce trouve son origine chez Tacite et chez Suétone, avec la phrase fameuse : « Titus Reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam. » (« Quant à la reine Bérénice, à laquelle il avait, dit-on, promis le mariage, il la renvoya aussitôt de Rome, malgré lui, malgré elle. ») Elle aurait été commandée à Racine et à Corneille par Henriette d’Angleterre, qui aurait eu une liaison avec le Roi. Et, à l’époque, l’on y vit aussi l’analogie avec le renvoi par Louis XIV de Marie Mancini après le traité des Pyrénées, qui entérina son mariage avec Marie-Thérèse d’Espagne. Ce « sujet », que Racine trouvait « extrêmement simple », lui a ainsi donné l’occasion de « faire une Tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des Anciens ». Il affirme en effet dans sa célèbre Préface à Colbert que « toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien ».

Et s’il semble bien, de prime abord, que l’action semble se réduire à « rien » puisque Titus a déjà décidé de renvoyer Bérénice, la reine étrangère, en fait tout n’est pas joué : malgré son choix initial, Titus tergiverse, hésite à épouser sa maîtresse, à abdiquer, et même à se tuer.  Surtout tout n’est pas dit. « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique » (II, 2, v. 343), déclare Titus à son entrée en scène. Carole Guidicelli, dans un article passionnant, précise : « S’il y a action, c’est une action circonscrite aux pouvoirs de la parole (et donc à la beauté de la parole) : elle consiste pour Titus à s’expliquer afin de persuader Bérénice de la nécessité de la séparation, et pour Bérénice à refuser de se laisser persuader d’accepter cette séparation. Et en cas d’échec de la parole, c’est le suicide : Bérénice ou le tragique de la rhétorique. »

C’est cette réduction aux pouvoirs du langage qui fait de cette pièce une tragédie élégiaque. Grüber a ainsi transposé dans sa mise en scène l’ « effet de sourdine », présent dans le texte, et cher à Léo Spitzer dans ses Etudes de style. Racine rase « la prose mais avec des ailes », écrit-il, et « le propre de Racine n’est ni la simple formule, ni le simple chant lyrique, mais l’alternance et l’imbrication de ces deux éléments […] L’ordre des mots, le rythme et la rime s’unissent pour mettre de l’équilibre et de l’harmonie dans la langue courante, concrète et « objective » qui est celle des personnages dramatiques de Racine ».

Cette musicalité du langage s’exprime admirablement dans la mise en scène de Grüber qui est économe de gestes, hiératique et solennelle pour laisser toute la place au dire et à l’alexandrin : «  L’alexandrin est la conclusion, la fin, le moment où la parole est inévitable, essentielle ». Marcel Bozonnet (Antiochus) rappelle ainsi le conseil de Grüber : « Je veux que vous parliez le cœur chaud et la bouche froide ». Et il la commente en ces termes : « C’est-à-dire en relation avec votre souffle et quand même dans le contrôle de l’émission articulaire. » Et dans une interview accordée à Jean-Pierre Thibaudat, Grüber avouait : « Maintenant je sais que l’on peut pleurer en alexandrins. » Ne conforte-t-il pas ainsi ce qu’écrit Barthes dans Sur Racine : « Un acteur racinien qui saurait ce qu’est l’alexandrin n’aurait pas à le chanter : l’alexandrin chante tout seul si on le laisse libre, libre de manifester son essence d’alexandrin. »

Tout ici apparaît donc comme un grand désespoir chuchoté et il fallait de grands comédiens pour réussir la gageure de dire la douleur extrême  sans jamais déclamer ni outrer le geste. Richard Fontana résume ainsi son travail avec Grüber : « Avec Klaus Michael Grüber, nous travaillons sur l’intériorité, mais en faisant en nous comme un grand vide, et le texte alors devient un véritable cristal. » Et Ludmila Mikaël de renchérir : elle évoque « un travail sur le secret, sur la confidence, sur l’intimité, où toute enflure est interdite ». L’intégralité de la représentation repose sur une diction à la frontière entre le silence et la parole : « Non pas neutre, mais intense, quoiqu’à la limite voulue de l’audible » selon François Regnault. Si pour Barthes Bérénice est la tragédie de l’impossibilité de parler, Grüber va plus loin : il met en scène la tragédie de la disparition de la parole. » (Carole Guidicelli).

Phénice (Catherine Samie) et Bérénice (Ludmila Mikaël)

En dépit de ce travail sur la « sourdine » du langage et malgré le hiératisme des attitudes des personnages (ils ne se touchent quasiment pas), ne croyons pas que le spectacle de Grüber soit dénué d’émotion. Ne disait-il pas : « Le rêve au théâtre, c’est vraiment l’émotion. […] Sinon le théâtre va mal tourner. Il faut une simplicité émouvante… Ne pas se contenter de « belles mises en scène »… Il faut que le théâtre passe à travers les larmes. » Dans ce théâtre économe de gestes, la scène 5 de l’acte IV crée donc une émotion puissante puisque Bérénice y apparaît la chevelure défaite et les yeux remplis de larmes.

En ce qui concerne le décor, Racine indique que « la Scène est à Rome dans un Cabinet qui est entre l’Appartement de Titus et celui de Bérénice. » Les personnages ne se rencontrent pas ailleurs, sauf pendant la courte scène 4 de l’acte V, où Titus est enfin entré chez Bérénice. En effet, Bérénice n’est plus autorisée à venir auprès de l’empereur et celui-ci ne pénètre plus dans les appartements de sa maîtresse. Situé à mi-chemin entre les deux lieux privés, ce « cabinet superbe et solitaire » se présente comme le symbole de la séparation définitive des deux amants. Dans  la mise en scène de Grüber, l’organisation spatiale est fidèle à l’idée de ces deux personnages qui se déchirent en un no man’s land de l’amour ; elle symbolise ces deux paroles tragiques qui ne seront plus jamais à l’unisson.

Gilles Aillaud, le scénographe a imaginé son décor en visitant l’appartement de Grüber à Berlin. Côté cour, pour l’espace de Titus, il a imaginé une coupole recouverte de briques, semblable à l’intérieur du Panthéon à Rome. Côté jardin, où évolue Bérénice, on voit un mur peint en rouge, décoré d’une frise inspirée de Matisse, qui s’ouvre sur une porte vert clair où frémit un léger rideau. Devant cette ouverture lumineuse, un léger voilage de couleur grise paraît parfois agité d’un souffle de vent. » Cette porte est celle que la reine de Palestine empruntera pour quitter définitivement Rome : elle est ce vide qui va l’engloutir. Le voile léger qui vibre connote la féminité et le monde oriental. Ses légers mouvements annoncent les entrées en scène de la reine de Palestine et symbolisent les vibrations de son cœur amoureux.

En revanche, je me suis interrogé sur le bloc de pierre blanche qui encombre de sa minéralité obsédante la coupole de Titus, éclairée par une lumière verticale. Cette pierre symbolise-t-elle le pouvoir, la dureté, l’autoritarisme ? Mais c’est aussi un bel objet aux courbes rondes qui fait penser à un œuf. Gilles Aillaud explique son choix en ces termes : « C’est un galet que j’avais trouvé dans la mer en Grèce et que j’ai fait copier par un sculpteur. Elle sert à meubler le côté de Titus. Elle représente quelque chose de tombal, de violent, qui empêche. Comme dit Ponge : « La vie est un cœur de pierre. » Cette pierre s’oppose ainsi à la légèreté du rideau de Bérénice. Quant au brûle-parfums, il confère à l’ensemble un aspect mortifère.

J’avais vu plusieurs fois Bérénice dans différentes mises en scène : je me rappelle celle de Lambert Wilson avec l’élégante et fière Carole Bouquet (2008) et dans une autre mise en scène avec Depardieu en Titus et Jacques Weber en Antiochus (2000). Au théâtre de Saumur, j’avais vu aussi l’adaptation de Christian Huitorel, tout en sobriété (2014). J’ai ainsi éprouvé un immense plaisir à écouter de nouveau les vers de Racine (v. 1113-1117) :

 

« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence et que le jour finisse,

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? »

Mais avec la mise en scène minimaliste et épurée de Grüber, il semble qu’on atteigne ce que disait Jean-Louis Barrault : « De l’essence du théâtre, comme on dit de l’essence de rose ».

 

Sources :

Sur Racine, Roland Barthes, Points, Littérature

Œuvres complètes, Théâtre – Poésie, Racine, Notes, NRF, Gallimard

"La Bérénice de Klaus Michael Grüber, ou la contemplation du « rien » sur la scène", Carole Guidicelli

https://www.festival-automne.com/edition-1984/klaus-michael-gruber-berenice

 

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