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22 octobre 2019 2 22 /10 /octobre /2019 21:02

Toujours à l’affût de livres qui sortent de l’ordinaire, mon frère m’a offert récemment Manifeste incertain 7, L’immense poésie, de Frédéric Pajak. L’occasion pour moi de découvrir l’entreprise originale de cet écrivain, éditeur et dessinateur, dont les ouvrages sont  réalisés dans  un superbe papier et accompagnés de dessins à l’encre de Chine de toute beauté.  Comme le dit David Caviglioli : « Ca ne sort pas d'une usine à livres. C'est du livre pensé, de la fabrication soignée. Il [l’auteur] les contrôle de bout en bout, les met en pages, choisit l'imprimeur et le papier. Travail d'artiste. »

Après de nombreux ouvrages et une série plus récente de quatre livres qui, selon lui, ne sont que les chapitres d'« un seul et même livre dédié à la solitude, à l'enfance, à l'amour », Frédéric Pajak a entrepris le cycle du Manifeste incertain. Il y a bien longtemps, alors qu’il était en Italie pendant les Années de plomb, et qu’il se percevait insensible à toutes les idéologies, ce titre oxymorique s’est imposé à lui et ne l’a plus quitté. « Ce titre, c’est ma vie », affirme-t-il, l’existence n’étant, selon lui,  que paradoxes et incertitude.

Est donc née cette idée de réaliser un « livre sans fin » dont, après un long temps, il s’est décidé à publier un volume chaque année depuis 2012. Plutôt que « volume », le mot de « chapitre » serait d’ailleurs plus juste pour ce travail colossal, sorte de « conversation» avec les artistes qu’il affectionne : Ezra Pound, Van Gogh, Walter Benjamin entre autres, les derniers étant Léautaud et Ernest Renan. Subtile association entre souvenirs autobiographiques, biographie des écrivains et dessins personnels, ces ouvrages peuvent se lire comme une méditation sur le « métier de vivre », cher à Cesare Pavese.

Emily Dickinson

Résultat d’un travail énorme de lecture et de recherche, ces livres sont aussi une réflexion particulière, apparemment fragmentée, sur l’Histoire avec un grand H. Mais aussi et surtout sur la petite histoire, celle des vaincus, des laissés pour compte, des « chiffonniers », ainsi que les appelait Walter Benjamin. Certes les artistes que Frédéric Pajak retient sont désormais célèbres mais ils furent méconnus à leur époque. Ainsi Van Gogh ne vendit qu’un seul tableau de son vivant, Nietzsche n’eut que 88 lecteur et Walter Benjamin ne vendit aucun livre. Les deux poètes que l’auteur choisit pour le Manifeste incertain 7 sont aussi dans ce cas : Emily Dickinson ne publia de son temps qu’une dizaine de poèmes et Marina Tsvétaïéva fut effacée de l’histoire soviétique. Le miracle est que ces « ratés », ces « oubliés – mais qui étaient intimement persuadés qu’ils feraient partie de l’histoire de l’Art - soient désormais les auteurs le plus lus au monde !

Marina Tsvétaïéva

Quel est le point commun me direz-vous entre Emily Dickinson (1830-1886), la recluse de la Nouvelle Angleterre, et Marina Tsvétaïéva, l’éternelle exilée, les deux poètes du Manifeste incertain 7 ? Si l’une, sédentaire, passe toute sa vie à Amherst dans le Massachusetts, l’autre, toujours en mouvement, sillonne l’Europe et la Russie. Si l’on ne connaît que deux histoires amoureuses à la première, la seconde connut nombre de passions. En fait, ce qui les réunit, c’est qu’elles se consacrèrent toutes deux à « l’immense poésie », une tâche qui « n’est plus seulement évocation, elle est  révélation ». Et même si Emily Dickinson connaît la difficulté extrême d’exprimer « le destin de l’âme », elle « se résout à cette quête insensée ». Quant au poète russe, elle se contente de dire : « Qu’est-ce que je fais sur terre ? – J’écoute mon âme. »

Frédéric Pajak les rassemble aussi autour d’une table, la table d’écriture, où toutes deux « vont créer le monde ». Pour Emily Dickinson, c’est celle que lui offrit son père afin qu’elle puisse écrire et qui fut, dans sa chambre solitaire, la compagne de sa vie. Pour Marina Tsvétaieva, c’est la table plus prosaïque, sur laquelle elle épluche les légumes, prépare le déjeuner pour ses enfants et qu’elle débarrasse pour écrire. C’est à la fois la table du supplice et celle de l’évasion par la poésie. En dépit des obstacles intérieurs (Emily voulait brûler ses poèmes), de l’indifférence (Marina fut ignorée des milieux littéraires parisiens), de l’hostilité et de la censure (Marina fut évacuée en Tatarie), ces deux femmes se sont vouées corps et âme à la poésie, la renouvelant chacune à sa manière en créant un art nouveau, tout à la fois féminin et universel. Toutes deux se retrouvent sur le terrain de l’intensité.

Frédérix Pajak explique que pour comprendre un écrivain, il doit « rentrer dans sa vie et dans son paysage ». Pour Emily, c’est par une phrase de sa correspondance qu’il a eu envie d’écrire sur cette femme qui descendait selon la chair et l’esprit des grands puritains. Elle répondait ainsi à un juge dont elle était amoureuse et qui lui demandait sa main : « Mon pauvre ami, vous me demandez la mie, vous n’aurez que la croûte. » L’écrivain reconnaît la difficulté d’écrire sur ce poète qui passa sa vie dans sa chambre et dont la relation au monde s’opère non avec les êtres mais avec le langage. Il dit qu’il n’a « fait qu’évoquer sa vie », qu’elle lui « échappe plus encore » mais que « l’Histoire se cache dans d’infinis détails, dans la vie individuelle ». Il lui consacre d’ailleurs beaucoup moins de pages qu’à Marina Tsvétaieva, dont il précise aussi qu’elle « ne peut que [lui] échapper, tout en reconnaissant que son destin tragique est « bien indissociable de l’Histoire ». Il a désiré la retrouver lors d’un voyage en Russie, accompli en partant de l’endroit où elle mourut par suicide et où elle est enterrée, Ielabouga. Frédérix Pajak pense en effet qu’on ne peut lire la Russe sans connaître son existence douloureuse.

Frédéric Pajak raconte les deux poètes à travers l’écriture mais aussi par ses dessins. Il explique qu’il existe un « dialogue incertain » entre le dessin et le texte, deux modes d’expression qu’il définit comme « hostiles ». Pour lui, il ne s’agit pas d’ « illustrer » le texte et il s’efforce de laisser les deux langages « antagoniques ». C’est « comme une bande-son qui parle toute seule ». Si l’écriture appartient au domaine de la conscience, le dessin pour lui renvoie à l’inconscient et quand il dessine, il s’abstrait de tout. En général, il réalise ses dessins pendant deux mois et c’est comme « une punition ». Un ouvrage contenant jusqu’à 200 dessins, il peut en faire jusqu’à 8 par jour, « ad nauseam ». L’écriture, quant à elle, est beaucoup plus « jouissive ».

Lors de ma lecture, au début, j’ai été surprise par le choix des dessins, beaucoup d’oiseaux, d’abeilles, de fleurs pour Emily, nombre d’arbres et de paysages pour Marina. Claire Malroux, qui a préfacé Car l’adieu, c’est la nuit (Poésie/Gallimard), évoque la poésie de Dickinson tel « un vol d’oiseaux qui tournoient ». On pense à ces vers : « Les Rouges-gorges aujourd’hui sont aussi drus/ Sur Toits – et Rameaux – et clôtures/ Que les flocons l’étaient hier ! » Frédéric Pajak souligne à son tour que les fleurs et les abeilles sont très présentes dans sa poésie : « Quand je crois au jardin/ Que ne verra nul Mortel -/ Et par la foi cueille ses fleurs/ En évitant son Abeille/ Je peux me passer de cet été-ci – sans regret. » Lors de son voyage en Russie sur les traces de Marina, Frédéric Pajak s’est senti envahi par la nature. C’est ainsi que l’eau est très présente dans ses dessins tout comme les forêts.  Ces images sombres de forêts, d’humus ne renvoient-elles pas au tumulte amoureux, auquel Marina fut souvent en proie ? Le grand traducteur André Marcowicz dit d’ailleurs que Marina Tsvétaïéva, « c’est le vent qui souffle dans les feuilles et la violence du tronc ».

J’ai beaucoup aimé cette approche originale et tellement esthétique de deux poétesses, si différentes par leurs origines, leur pays, mais si proches par leur existence vouée toute à la poésie. « Formellement, rythmiquement, métaphoriquement, elles bousculent l’ordre littéraire établi et révolutionnent l’art poétique. » Chacune à sa manière vit une forme d’héroïsme poétique : Emily vit en ascète dans un isolement choisi et Marina sera la victime sacrificielle d’une époque troublée. Comme le dit Nathalie Crom, « par la plume et le trait, Frédéric Pajak nous révèle que l’Américaine Emily Dickinson et la Russe Marina Tsvetaïeva étaient sœurs en poésie ». Et en lisant ce très beau livre, on ne pourra qu’être d’accord avec Antoine Duplan qui écrit que « Frédéric Pajak maîtrise de façon unique l’art du décalage fertile entre le texte et l’image ».

 

Sources :

France Culture, Par les temps qui courent, Marie Richeux, 18/12/2018

 

 

 

 

 

 

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commentaires

S
Quel joie de vous lire! Ces deux poètes ont un point commun, si ce n 'est ni dans leurs textes ni dans leur attitude, il est parfois difficile de les approcher. La poésie de l'une murmure derrière sa fenêtre close quand la poésie de l'autre surgit, crie, brûle. Grâce à vous, je vais sortir leurs livres de ma bibliothèque. Merci infiniment.
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C
Cet ouvrage est en effet une magnifique invitation à lire ces deux poétesses. A bientôt entre vos pages.
M
J'ai découvert Emily Dickinson par un très beau film sorti il y a deux ans environs, et dont j'ai apprécié la restitution de la vie d'ascèse de la poétesse. Je ne peux qu'aimer cette association entre dessin et écriture, deux disciplines qui se rejoignent, se complètent et s'étoffent l'une l'autre. Et je conçois que l'ascèse tout autant que l'expérience de la vie, ses passions, ses déceptions, enrichissent et fassent éclore le talent.
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C
Mansfield, merci de m'indiquer ce film de Terence Davies, "A quiet passion", que je connaissais pas. Je vais me procurer le CD. Une vie de recluse pour une oeuvre universelle...
M
Bonjour Catheau,<br /> <br /> "Ca ne sort pas d'une usine à livres. C'est du livre pensé, de la fabrication soignée. Il [l’auteur] les contrôle de bout en bout, les met en pages, choisit l'imprimeur et le papier. Travail d'artiste. » <br /> Je me sens en communion avec cette citation. <br /> Ce livre me semble extraordinaire. Vous me donnez envie de le lire.<br /> Merci Catheau
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C
Une très belle découverte ! Et un projet littéraire totalement inédit. C'est passionnant !
E
Et bien, voilà un compte-rendu fort bien écrit, mais dois-je m'en étonner ?
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C
Merci à toi pour ce cadeau inspiré.

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