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Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.

Au pays des merveilles : Lewis versus Alice, de Macha Makeïeff, au Festival d'Avignon 2019.

Alice et le professeur Dodgson

Cette année 2019, l’auteur, plasticienne, et directrice de La Criée de Marseille, Macha Makeïeff, était présente au festival d’Avignon avec un spectacle musical, Lewis versus Alice,  et une exposition, Trouble Fête, Collections curieuses et choses inquiètes, celle-ci venant en écho à celle-là. Le mercredi 17 juillet à 22h 40, ARTE diffusait le spectacle donné à La Fabrica et que je me suis empressée de regarder.

Vous tous, qui assistez à ce rêve (ou à ce cauchemar) musical, abandonnez toute logique et tout esprit cartésien. En effet, Macha Makeëff y invite le spectateur à explorer le monde de la féérie et du fantastique imaginé par Lewis Carroll dans Les aventures d’Alice au pays des merveilles (1865)La fantaisie, l’imagination,  le goût de la dramaturge pour la langue et les objets s’y donnent sans frein libre cours. Elle explique sa rencontre avec l’œuvre de Lewis Carroll en disant qu’elle a « plongé dans l’œuvre comme Alice plonge dans le terrier ». Et de qualifier sa création en trois mots : « excentricité », « extravagance » et « surnaturel ». Dans une interview à la maison Jean Vilar, elle souligne qu’elle a envisagé le spectacle comme une relation, voire un combat, entre Alice et son créateur. Elle y invite chacun à regarder le monde à hauteur d’enfance, non pas avec un regard niais, mais bien plutôt par une approche « traversée d’inquiétude », avec « la trahison du choc du réel ».  Entre état permanent d’étonnement et angoisse définitive devant le monde tel qu’il est, il s’agit pour l’auteur d’évoquer l’effroi de l’enfance, présent à chaque page dans Alice au pays des merveilles, mais filtré par l’humour et le nonsense.

Les funérailles de Lewis Caroll

Le spectacle se structure donc en quatre Crises : « Lewis versus Charles », « Un bonheur l’enfance ? », « Oxford a mille ans », « Lewis versus Alice ». Celles-ci alterneront avec des évocations de l’auteur, lui-même dédoublé en deux personnages, et des représentations d’épisodes célèbres du conte, Alice elle-même prenant la forme de deux comédiennes. La pièce apparaît ainsi comme une réflexion sur l’identité, notamment vers la fin, dans l’épisode de « La forêt sans nom ». « Vous, qui êtes-vous ? » demande la petite fille. « J’aimerais bien le savoir » dit Lewis, « je ne sais plus, j’ai tellement changé ces derniers temps ». Et Alice de répondre : « Mon nom est Alice, je ne l’oublierai plus. » « C’est toujours une consolation, mais à qui se fier ? » Qui était en effet le créateur d'Alice : nombre de critiques se perdent en conjectures.

J’ai beaucoup aimé cette idée de faire dialoguer l’auteur avec sa créature mais aussi Charles Lutwidge Dodgson (Geoffrey Carey), le mathématicien, sérieux professeur de logique à Oxford, avec son double, Lewis Carroll (Geoffroy Rondeau), ce collectionneur rêveur, qui aimait photographier les petites filles et écrivait des histoires pleines de fantaisie. Par petites touches se dessine la vie inquiète du créateur d’Alice. Dès le début du spectacle se joue la mort du vieux professeur, le 14 janvier 1898, « d’une pneumonie mal soignée ». Si Lewis Caroll, le romancier à succès, est joué par un comédien à l’aspect androgyne, avec des cheveux mi-longs, vêtu d’une redingote de lainage sur une chemise fleurie, son double prend la forme d’un vieil homme dégingandé, au cheveu rare, et à l'accent anglais inimitable, qui porte une redingote usée et se définit comme « un genre d’excentrique à moitié sourd, gaucher, bègue […], jamais marié. » Et de préciser : « Je suis seulement bizarre, le double raté de mon père. » Lors de ses funérailles, on se demandera « si l’on rêve quand on est mort » et il sera dit qu’ « il faut pardonner beaucoup à un homme qui a passé des années au pays des fées ».

Puis Rosemary Standley, la chanteuse, qui joue le rôle de la Reine de cœur, fera la lectrice à cour et racontera comment, très vite après son décès, le frère de Lewis Carroll et sa famille ont vidé la chambre de l’écrivain, qui « tenait du magasin de jouets, un atelier d’inventeur fou ». Les 19 643 lettres, les 13 volumes de son journal, des carnets pleins de mathématiques, des papiers dans des classements mystérieux, tout a été vendu. Même le journal métallique de Charles, fermé par un cadenas, sa redingote noire, son haut de forme, « tout le bazar d’un vieux fou », seront ainsi censurés par la rigueur familiale et la morale victorienne. On aimerait savoir ce que contenaient tous ces papiers, beaucoup de questions se posant encore sur la personnalité réelle du créateur d’Alice.

La mort d'Henry IV :  le roi (Geoffrey Carey) et le bouffon (Geofroy Rondeau)

On s’interrogera encore sur l’enfance de l’auteur avec l’évocation de son père pasteur et le géniteur de 11 enfants. Un épisode marqué par une nourrice qui berce un bébé lequel se révèle être un cochon ! « Envoyez-le dans le désert » entend-on. Puis les deux figures de l’écrivain joueront  la mort du père dans la scène 3 de l’acte IV du Henry IV de Shakespeare. C’est le moment où Hal, croyant son père mort après la bataille de Bramham Moor, s’empare de la couronne posée sur le lit. Quand le roi se réveille et s’en rend compte, il reproche à son fils cette « jeunesse inconsciente qui a volé ce qui était à [lui] sans crime ». Une scène qui dit « la rivalité des pères et des fils depuis la nuit des temps ». Et la licorne de commenter : « Les enfants sont des monstres fabuleux. Parfois, ils m’inspirent une vraie terreur. » Une scène, annoncée par un bouffon vêtu d’orange et de vert, qui sous-entend beaucoup de choses sur la relation de l’écrivain avec son propre père. Et pourtant, l'enfance de l'écrivain semble avoir été heureuse...

Un autre épisode, « A présent je suis seul et je pleure sous le saule », renvoie à une période difficile pour le jeune garçon, celle où il fut pensionnaire à 12 ans à la Rugby School en 1845. Il y rappelle le Chant des Agneaux, une coutume initiatique au cours de laquelle il fut contraint d’ingérer des ingrédients répugnants et de subir une raclée devant les autres élèves. Brimades vécues par un enfant timide et bègue, ce que soulignera Rosemary Standley en chantant, comme une prière : « Protect me ! »

Dans la Crise 3, « Oxford a mille ans », on revient sur le souvenir du professeur de mathématiques, « une sorte de prêtre laïque », amateur de Rossetti, de John Everett Millais et des préraphaélites. N’était-ce pas lui, le passionné de théâtre, qui affirmait que « la loi ne doit pas interdire à un enfant de moins de 10 ans de jouer dans un théâtre » ?

Le spectacle ne fait aucunement l’impasse sur l’ambiguïté de la relation entre l’écrivain et son inspiratrice, Alice Liddell, la fille du doyen de Christ Church College. On connaît l’origine de l’œuvre, ce jour d’été du 4 juillet 1862 où, au cours d’une balade en canot sur l’Isis avec la fillette de 10 ans, ses deux sœurs et un ami clergyman, Charles Dodgson inventa l’histoire de la petite fille tombée dans un terrier : « Tell us a story ! » On sait aussi qu’elle devint le modèle favori du photographe qu’il était devenu (en 1856) mais que, deux années plus tard, le père interdit toute rencontre entre eux : « No more visit ! No more photography ! » Le spectacle prend le parti de l’écrivain, « victime des mauvaises langues », contraint d’adorer de loin son inspiratrice et de se livrer à « une dévotion contenue et secrète ». Après un dialogue entre Lewis Carroll et Alice devant le miroir où le premier dit : « Je regarde les enfants jouer » et où la petite fille affirme qu’elle est « très malheureuse » (allusion à la mare aux larmes où elle risque de se noyer ?), prend place cependant une scène de pole dance assez ambiguë. Alice se dévêt et danse autour d’un mât sous le regard des animaux anthropomorphes… Le mystère Lewis Carroll demeure donc entier !

Alice, le Chat du Cheshire et Lewis Caroll

Outre ces évocations de l’écrivain anglais, le spectacle remémore des épisodes des Aventures d’Alice au pays des merveilles, auxquels s’ajoutent des allusions à Sylvie et Bruno, La Chasse au Snark et De l’autre côté du miroir. L’inventivité de Macha Makeïeff fait ici merveille et le spectateur ne sait où porter le regard tant il se passe toujours quelque chose sur le plateau. Celui-ci est surmonté d’un castelet avec des ogives (souvenir des bâtiments gothiques de Christ Church College ?) où l’on accède par une échelle sur laquelle on grimpe ou l’on glisse. A cour et à jardin, deux miroirs rectangulaires au tain voilé permettent de belles mises en abyme. A cour, un piano, dont la musique de Clément Griffault accompagnera la chanteuse Rosemary Standley (du groupe Moriarty) et clôturera magnifiquement le spectacle. Le pianiste, aux cheveux longs et vêtu d’un kilt, joue d’ailleurs plusieurs rôles. L’ensemble est saturé de chaises, de bancs d’église, de prie-Dieu, de canapés, de tables en bois, en fer forgé, de cierges, d’animaux empaillés inquiétants (héron, canard, flamant), d’une poupée oubliée sur le bord de la scène à jardin, tous objets variés qui confèrent à l’ensemble l’atmosphère d’un cabinet de curiosités bizarre. On reconnaît ici la passion de Macha Makeïeff pour les objets insolites et son art de la scénographie. Les lumières changeantes de Jean Bellorini viennent conforter l’impression d’étrangeté et de mystère du spectacle.

Dans ce décor parfois inquiétant, les deux Alice (Caroline Espargilière et Vanessa Fonte) portent une robe bleu clair, imprimée de nœuds jaunes, et bouffante aux genoux, de grandes chaussettes blanches dans des souliers vernis noirs à bride. Leur tête est surmontée d’un gros nœud réalisé avec leurs cheveux. Elles essaient de conserver leur logique et de répondre aux devinettes les plus saugrenues. : « Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau ? » ou « Qu’est-ce que le temps ? » Elles tentent de comprendre les discours illogiques du Chapelier, du Lièvre de mars et du Loir. « Je n’ai aucune envie d’aller chez les fous » dit l’une en français tandis que l’autre s’adresse au Lièvre de mars : « You’re mad certainly ! » 

Tea-time

On reconnaîtra plusieurs épisodes de l’œuvre de Lewis Carroll. Il y aura les miaulements du Chat du Cheshire. On assistera au non-anniversaire qui a lieu autour d’une table surmontée d’un samovar, avec ce temps déréglé qui contraint le Lapin blanc à être toujours pressé et le Chapelier à vivre éternellement à l’heure du thé : « Always tea time ! » Il y aura le croquet de la Reine de cœur, quand les jardiniers peignent en rouge les roses et que la Reine veut condamner à mort tout le monde. Et toujours Alice qui essaie de réaliser ce qui lui arrive : « Je ne comprends pas très bien ce qui se passe ici » ou « Je ne suis pas certaine d’avoir tout compris », répète-t-elle souvent. Compréhension malaisée aussi avec le Jabberwocky, ce poème néologique que la petite fille ne peut déchiffrer que devant une glace puisqu'il est écrit à l'envers et composé de mots-valises difficilement traduisibles.. On reconnaîtra encore la Chasse au Snark, « une créature étrange qui ne pourra d’une manière banale être prise ». Ne la poursuit-on pas « avec des fourchettes et de l’espoir » ?

Avec l’épisode de Humpty Dumpty (personnage d’une vieille chansonnette anglaise), on est encore dans les jeux avec le langage. On voit deux personnages assis en hauteur, au bord du vertige et de la chute, émergeant de deux œufs cassés, qui posent une devinette. La réponse en est un œuf qu’on ne peut reconstituer après qu’il est tombé. Pour Humpty Dumpty, un mot signifie seulement ce qu’il a décidé lui-même. A l'objection d'Alice qui demande si on peut donner autant de sens différents à un mot, Humpty Dumpty répond « la question est de savoir qui est le maître ». Avec Tweedledum et Tweedledee, personnages d’une comptine écrite par Byron, il en va de même. On est alors au cœur de l’interrogation « Which dreamed it ? » que pose l’œuvre. Et l’on entend : « Vous n’êtes qu’une espèce de chose figurant dans un rêve, vous n’êtes pas réelle ! »

Rosemary Standley, la Reine de coeur

Ce spectacle plein de fantaisie et d’inventivité m’a beaucoup plu. J’ai particulièrement aimé les interventions de la chanteuse Rosemary Standley, à la voix si reconnaissable, à la fois claire et profonde, « de moire et de velours ». Variant les aventures musicales et théâtrales, elle interprète ici la Reine de cœur avec beaucoup de conviction. Arborant des cheveux blancs et noirs sous sa couronne, vêtue d’une longue robe rouge matelassée, elle pétrifie de son regard bleu lorsqu’elle prononce la sentence : « Qu’on lui coupe la tête ! » J’ai aussi aimé l’entendre, au début, chanter « I love obey », un de ses grands succès.

Poésie, féérie, magie, rêve, tout se mêle dans ce spectacle non dénué d’inquiétude et d’étrangeté. Et, après les dernières notes de piano, l’enfant qui sommeille en chaque spectateur se lève tout mélancolique : « La clef a été volée » et « le conte de fées s’est défait »…

 

Crédit photos : Christophe Raynaud de Lage

Lien vers mon billet sur Alice par le Cirque de Chine : http://ex-libris.over-blog.com/article-des-yeux-brillants-et-avides-alice-par-le-cirque-de-chine-de-tianjin-122155802.html

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M
Bonjour Catheau,<br /> <br /> Mazette! Quel spectacle ce devait être! Il m'aurait beaucoup plu aussi. J'aime cette folle fantaisie. Et puis, je me rends compte que je ne sais pas grand chose de Lewis Caroll.<br /> Bon dimanche à vous<br /> ;)
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C
Un spectacle qui m'a donné envie de me plonger de nouveau dans cette œuvre inclassable. Et d'écouter des émissions sur Lewis Carroll comme la conférence passionnante de Philippe Forest à l'université de Nantes.
N
Merci pour cet éclairage érudit. J'ai vu la retransmission du spectacle sur Arte, et regretté les cadrages du réalisateur qui privent trop souvent de la richesse de la mise en scène et des décors.<br /> Après avoir vu le spectacle, et vous avoir lue, une envie de lire autrement "Alice au pays des merveilles"!
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C
Comme vous, Noune, ce spectacle m'a donné envie de me plonger de nouveau dans les Aventures d'Alice. Je vous recommande aussi les excellentes émissions de La Compagnie des auteurs sur France-Culture, consacrées à Lewis Carroll.