
« Mon nom, c’est Rose. C’est comme ça que je m’appelle, Rose tout court… ». Telle est la phrase qui s’est imposée au romancier Franck Bouysse, un écrivain « d’instinct », comme il se définit lui-même, et qui est à l’origine de son extraordinaire et quatrième roman, Né d’aucune femme. De la même manière que s’est imposé à lui le lieu, un ancien monastère de chartreux, près duquel il était revenu vivre. Une œuvre inspirée aussi par une émotion, un sentiment de révolte, au souvenir d’un fait divers dont il avait entendu parler, celui d’un père pauvre ayant vendu sa fille pour que survive le reste de la famille. Tous ces éléments ont déclenché chez lui l’acte créateur : « C’est comme quand deux bouts de silex se rencontrent et font une étincelle », dira-t-il à François Busnel qui l’a reçu à La Grande Librairie. Le journaliste le situe entre Lumière d’août de Faulkner et My absolute darling de Tallent, excusez du peu !
Avec cette histoire terrible, que l’on situe au XIXème siècle mais qui est en fait intemporelle, l’écrivain explique vouloir « explorer le mal », qui pourrait être aussi le « mâle », ainsi qu’il le souligne : « J’ai pris le parti de creuser cette obscurité plutôt que d’effleurer la terre. Mais toujours avec l’idée de donner du travail à la lumière quelque part » et cela, en allant à la rencontre de son personnage féminin. Il le fait aussi avec la volonté de donner sa part à cette « graine de l’enfance » qui demeure en chacun de nous.
Ce roman, dont je n’ai pu me détacher dès que j’ai commencé à le lire, pourrait s’apparenter à un conte, mais à un conte cruel. C’est l’histoire de Rose, quatorze ans, la fille d’un pauvre paysan, Onésime, et de sa femme (jamais nommée), Elle, l’aînée d’une fratrie de quatre filles, vendue à un maître de forges, « un qui ne lâche jamais une proie ». Celui-ci, forme avec sa mère, surnommée la « reine-mère », un couple infernal, qui fera subir les pires sévices à la jeune fille employée comme servante au château. Voici ce qu’en dit Rose : « J’étais peut-être tombée chez des fous avec le maître qui ressemblait à un ogre […] et la vieille qui avait l’air d’un démon. » Les lieux sont encore ceux du conte : un monastère, devenu asile, des souterrains, une forêt impénétrable, un château solitaire, une forge inquiétante, tout y dit le mystère et l’enfermement.
« L’immonde vérité » se fera lentement jour par le biais d’un roman polyphonique qui donnera la parole à certains personnages. Si l’incipit des deux premiers chapitres (« L’homme » et « L’enfant ») est particulièrement mystérieux (Et l’auteur lui-même ne savait pas qui étaient ces personnages), à la fin du roman, on comprend qu’il recèle en germe toute l’histoire. La parole est ainsi confiée à Gabriel, le jeune prêtre de vingt-huit ans, dépositaire malgré lui des carnets où Rose a écrit son histoire. On entendra aussi Edmond, le palefrenier du château, un personnage complexe, dont on se demande s’il est complice ou victime. Onésime et Elle, le père et la mère, exprimeront leurs remords et leur culpabilité, mais celle qui parle le plus bien sûr, c’est Rose, dont Gabriel lit les carnets secrets. Franck Bouysse explique (lors d’une interview à la médiathèque Emile Zola), qu’il n’est pas devenu Rose mais qu’il a été possédé par elle : « C’est comme si elle écrivait avec moi, que je lui prêtais ma main gauche et que j’apprenais à écrire avec elle, avec ses armes à elle. » Il précise encore : « J’ai eu l’impression d’entendre la voix de cette gamine qui m’a raconté son histoire » et c’est la première fois que l’auteur écrit à la première personne.
En creusant la figure du mal absolu, de l’ogre, Franck Bouysse explique que « cela fait émerger de plus en plus la féminité dans [ses] livres ». Quatre ouvrages lui auront donc été nécessaires pour « faire monter en puissance la féminité » dans son œuvre. Dans La Grande Librairie, François Busnel avait cité la phrase de Malraux : « Je cherche la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité. » Et l’écrivain lui a répondu que, dans ce roman précisément, le Mal s’oppose à la féminité dans « une lutte à mort ». C’est par exemple à travers le questionnement d’Edmond le palefrenier que Franck Bouysse interroge sur le mystère que représente la femme pour l’homme : « Leur mystère, c’est pas une chose qu’on peut expliquer, nous les hommes, juste tenter de s’en approcher. Je crois qu’elles naissent toutes avec le savoir de ce mystère qu’elles ont du fond d’elles, qui nous bouscule le sang, d’abord grossièrement, comme du tissu brut qu’elles travaillent à faire la robe de mariée. »
A travers la figure indomptable de Rose et les personnages malheureux de Marie, la femme du maître de forges, de la mère de Rose et de ses filles (Suzanne, Rachel), Franck Bouysse propose une réflexion sur le statut de la femme, réduite à la procréation. Rose dira : « Dieu nous a aussi créées pour ça, faire des enfants et rester dans l’ombre. » Sa mère commentera ainsi le sort des femmes : « Parce que sortir un petit être du néant d’avant pour lui offrir celui d’après est une immense responsabilité, et en sortir quatre une pure folie […] ce que recèle tout enfantement, l’idée que ce n’est pas la vie que l’on offre au final, mais une mort en germe. » Ou encore : « […] car pour tout dire, leurs malheurs prenaient naissance là, dans son incapacité renouvelée à mettre un fils au monde. » Vision pessimiste du monde, relayée par Onésime le père : « Le cœur, dans le meilleur des cas, il parade les jours de fête, le temps du premier baiser mais après, la disette s’étend, épouse, s’incruste sur les flancs malingres du destin, et il n’y a plus que le sang qui parle et se déverse. Un sang noir. » Le destin de la femme est terrible et Rose le confirme : « Le destin, ma mère en parlait souvent comme d’un démon qui aurait mangé à sa table tous les jours. »
Franck Bouysse interroge surtout sur la soumission des femmes : « Tu m’appartiens – dit le maître de forges à Rose – je croyais que tu l’avais compris », après l’avoir marquée au fer rouge sous l’oreille. Et dans une conversation sur la place de chacun dans la société entre la mère du maître de forges et Rose, celle-ci remarque : « La condition […], c’est la vie qu’on doit mener jusqu’au bout, qui dépend de notre naissance et de rien d’autre. » Et la vieille « sorcière » de lui répondre : « C’est joliment dit […] chacun doit rester à sa place, l’huile surnage toujours au-dessus de l’eau, ainsi va le monde. » Le roman livre ainsi une réflexion sur le pouvoir et la domination masculine.
Peu de lumière donc dans ces personnages féminins dont le sort paraît désespéré : vendue, emprisonnée, battue à mort, violée, tentée par le suicide (« L’idée d’en finir m’est venue pour la première fois – dira Rose -, et j’avais pas encore quinze ans. »), condamnée à procréer, la femme est une victime offerte aux convoitises et à la toute-puissance de l’homme. On reconnaîtra cependant que le personnage féminin de Rose, qui vit une descente aux enfers insoutenable, est doté d’une personnalité remarquable et d’une force qui lui permettront de surmonter toutes les épreuves. Avec elle, Franck Bouysse propose un personnage féminin dont il dit qu’elle « refuse d’être victime ». Bien qu’allant de prison en prison, « prisonnière mais pas enfermée », elle s’affirme en figure de résistante fondamentalement libre. Ne dit-elle pas au docteur, qui a été l’âme damnée du maître de forges : « En vrai, ce qui vous embête, c'est que j’ai encore ma tête, malgré tout ce que j’ai subi, que je résiste. »
C’est d’abord par la découverte de la beauté de la jument Artémis que la jeune fille appréhende une forme de liberté. (On verra l'importance des chevaux dans le roman.) Edmond le palefrenier l’invitera en effet à caresser l’animal et Rose conviendra alors que cette jument « était ce qu’[elle] avai[t] vu de plus beau dans [s]a vie ». Puis, le jeune homme l’incitera à la chevaucher. Une révélation pour Rose, qu’elle exprime ainsi : « Je me sentais libérée de quelque chose de pesant et je voyais le monde différent de ce qu’il était par terre, comme si j’avais trouvé le moyen d’échapper à celui-là pour faire partie d’un autre. » Cette rencontre avec la jument est un moment capital dans l’évolution de la jeune fille qui « représente l’arrêt du temps, une vision qui se place avant le grand basculement, ce moment où j’ai imaginé que la vie pouvait valoir le coup d’être vécue. »
Aux moments les plus dramatiques, Rose convoquera donc la beauté de la jument pour que son présent disparaisse. Edmond, pour sa part, commente ainsi l’existence de la beauté : « La beauté ça s’empêche pas. C’est quelque chose que les hommes ont pas eu le choix de pas inventer. » Ce même rôle d’évasion du monde est dévolu à un rêve récurrent, censé abstraire Rose de l’horreur de son quotidien : « Je me suis vue rêvant le rêve, comme si j’étais devenue le rêve lui-même, un rêve vide de rêve, un vide préférable à la vraie vie sur terre, avec l’espoir d’y trouver quelqu’un qui viendrait à mon secours en m’empêchant de le quitter pour toujours. »
Celui qui aurait pu secourir Rose, c’est Edmond, dont elle va tomber amoureuse. Dans le potager, elle sera fascinée par les épaules du jardinier et découvrira la sensualité : « C’est en me rapprochant du château que j’ai compris qu’aucune sorte d’épaules pourrait jamais me faire cet effet-là, même si je vivais jusqu’à cent ans. » Si, au début, il tente de prévenir la jeune fille du danger qui la menace, il n’agit pas réellement car lui aussi est une victime, soumise au pouvoir du maître de forges. Il dira : « Toute ma vie, j’avais fait que descendre» ou encore : « Toute ma vie, j’ai failli être un homme ». Edmond est un très beau personnage par sa complexité.
En réalité, ce qui va sauver Rose, c’est l’écriture. Dès le premier chapitre, on comprend que ce formidable roman sera un livre sur le pouvoir des mots. On y lit en effet : « Les mots, une invention des hommes pour mesurer le monde » et surtout : « Il est grand temps que les ombres passent aux aveux ». Rose, quasiment illettrée, était depuis longtemps fascinée par les mots. Elle raconte que, lorsqu’elle ignorait un mot, elle en demandait le sens à sa mère qui, « mal lunée », ne lui répondait pas toujours. Elle dit à ce propos : « Alors, le sens des mots venait tout seul et, s’il venait pas, j’inventais, je fabriquais au mieux pour tomber juste. » N’est-ce pas ici le travail de tout écrivain ?
Elle poursuivra cette découverte de la puissance de l’écrit en lisant d’abord en secret le journal du maître. Elle s’émerveille ainsi : « Ce qui me fascinait, c’était le journal avec les mots de différentes tailles qui dansaient dessus et qui avaient l’air de m’appeler. » Naît alors en elle « une sorte de fringale », « un autre genre de faim qui en finirait plus de grandir, une faim de mots ». Les soirées à lire le journal deviennent pour la jeune fille des moments privilégiés, source d’un bonheur qu’elle aurait cru impensable dans ce château de l’horreur : « Ce monde-là, il avait fini par m’appartenir. Mon seul bien sur cette terre. »
Peu à peu, elle va apprivoiser les mots et s’inventer son propre langage pour raconter son histoire. « Tout ce que je savais, c’était que, si je le faisais pas maintenant, je le ferais jamais, et alors il ne resterait rien de moi », confie-t-elle. C’est dans le monastère où elle est enfermée que Rose va demander à la secourable Génie (Eugénie) de lui procurer papier, encre et plume. Les passages consacrés à l’écriture sont magnifiques : « Les mots passent de ma tête à ma main avec une facilité que j’aurais jamais crue possible. » Et de souligner : « Les mots, ils me font me sentir autrement, même enfermée dans cette chambre. Ils représentent la seule liberté à laquelle j’ai droit, une liberté qu’on ne peut pas me retirer. » Rose va jusqu’à inventer le verbe « écrier » : « La seule chose qui me rattache à la vie, c’est de continuer à écrire, ou plutôt à écrier, même si je ne crois pas que ce mot existe, il me convient. Au moins, les mots, eux, ils me laissent pas tomber. » On comprend qu’outre l’enfantement physique (qui donne son titre au roman), la rédemption du personnage se fait grâce à l'enfantement par l'écriture et prend le chemin de l’art. C’est par l’écriture que Rose trouve le chemin de la beauté et de la liberté. Comme la jument Artémis la « soulève » au-dessus du monde et lui en fait découvrir la beauté, l’art de l’écriture la « soulève » au-dessus de son destin tragique.
Dans ce billet, je n’aurais garde d’oublier de signaler la magnifique photo sépia de la couverture, de Sara Saudkova, une photographe tchèque. Il s’agit d’une sorte de pièta coupée en deux, le thème de la séparation étant au cœur du livre. Tout comme il faut remarquer le mystérieux titre de l’opus, extrait de Macbeth, et qui trouve son explication à la toute fin de l’histoire : « Ce qu’il [l'homme] a cru rêver et qui surgit en ce jour dans l’immobilité de son corps accroché à la bride, cette trace qui relie l’enfant à l’homme, lui à lui, fils né d’aucune femme, et non un autre. Tout ce qu’il devient. Tout ce qu’il est. »
Dans ce roman magnifique, étrangement dominé par la saison du printemps et parsemé d’étonnantes métaphores, il faut se laisser guider un peu au hasard par la voix des personnages et accepter de se perdre dans une histoire qui recèle bien des surprises. J’ai en effet admiré la manière puissante dont Franck Bouysse fait parler les uns et les autres. Chacun possède sa propre voix, sa présence particulière. Ainsi, pour Rose, il n’y a pas de retour à la ligne alors que, pour Edmond, on perçoit une parole hachée, qui se cherche davantage. L’auteur qui - il l’avoue - aurait « adoré être musicien", explique qu’il retravaille beaucoup la langue et recherche les silences entre les mots. Selon lui, « la musique précède le sens » et il remarque que pour cet ouvrage il a supprimé un tiers des dialogues. Comme dit Rose : « Il faut les [les mots nouveaux] apprivoiser avant de s’en servir, faut les faire grandir, comme on sème une graine, et faut bien s’en occuper après, pas les abandonner au bord d’un chemin en se disant qu’ils se débrouilleront tout seuls, si on veut récolter ce qu’ils ont en germe. » Une belle leçon d'écriture ! Ce conte cruel, dont la lecture se fait parfois en apnée tant certaines scène sont violentes, m’apparaît donc comme un grand roman sur l’écriture et son pouvoir rédempteur. « Ecrire » dit Rose…
Sources :
La Grande Librairie
Interview de Franck Bouysse à la Médiathèque Emile Zola
Interview de Franck Bouysse à la librairie Mollat