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Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux
Hortense (Claire de la Ruë du Can) et Dorimond (Loïc Corbery)
Jeudi 8 mars 2018, le cinéma saumurois Le Grand Palace retransmettait en direct de la Comédie-Française Le Petit-Maître corrigé dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger, dont voici un extrait de la Note d’intention : « En 1733, quand Marivaux termine Le Petit-Maître corrigé, c’est un auteur reconnu, qui brigue avec légitimité un fauteuil à l’Académie française. Il vient de publier La Vie de Marianne et les quatre premiers livres du Paysan parvenu. Ses dernières pièces jouées, L’Heureux Stratagème et La Méprise ont remporté un très gros succès à la Comédie-Italienne. Espérant sans doute effacer le souvenir de l’échec des Serments indiscrets, très mal reçus deux ans auparavant, il offre en 1734 Le Petit-Maître corrigé aux Comédiens-Français. »
Cette comédie en trois actes et en prose de Marivaux fut donc représentée pour la première fois le 6 novembre 1734 par les Comédiens ordinaires du roi, au théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain. Pourtant, dans ses Lettres historiques et critiques sur l’Italie, le Président de Brosses explique pourquoi Marivaux préférait les Italiens : « Les acteurs [italiens] vont et viennent, dialoguent et agissent comme chez eux […]. Cette action est tout autrement naturelle, a un tout autre air de vérité que de voir, comme au Français, quatre ou cinq acteurs rangés en file sur une ligne comme un bas-relief au-devant du théâtre, débitant leur dialogue, chacun à son tour ». On sait en fait que l’écrivain proposait alors alternativement des pièces à chacune des deux troupes. Il n’ignorait pas non plus que la Comédie-Française était à l’époque l’unique théâtre offrant une reconnaissance publique aux auteurs.
Les cabales étaient fréquentes et Le Petit-Maître corrigé n’y échappa point. Voltaire (alors dramaturge prolixe) n’y fut pas étranger : n’avait-il pas déjà intrigué contre Les serments indiscrets (1731) alors qu’il préparait sa Zaïre ? Claude Crébillon y prêta sans doute aussi la main, lui qui venait de faire paraître une parodie de La Vie de Marianne. Voici comment Melle de Bar décrit la réception de la pièce : « Le Petit-maître, dont vous me demandez des nouvelles, a été traité et reçu comme un chien dans un jeu de quilles. […] Aussi le parterre s’en est-il expliqué en termes très clairs et très bruyants ; et même ceux que la nature n’a pas favorisés du don de pouvoir s’exprimer par ces sons argentins qu’en bon français on nomme sifflets, ceux-là, dis-je, enfilèrent plusieurs clés ensemble dans le cordon de leur canne, puis, les élevant au-dessus de leurs têtes, ils firent un fracas tel qu’on n’aurait pas entendu Dieu tonner : ce qui obligea le sieur Montmeny de s’avancer sur le bord du théâtre, à la fin du second acte, pour faire des propositions d’accommodement, qui furent de planter tout là et de jouer la petite pièce. » Avec sévérité elle écrivait aussi à Piron le 9 novembre 1734 : « C’est un fatras de vieilles pensées qui traînent la gaine depuis un temps infini dans les ruelles subalternes et qui, pourtant, sont d’une trivialité merveilleuse. Enfin, il n’y a ni conduite, ni liaison, ni intérêt ; au diable le nœud qui s’y trouve ! Il n’y a pas la queue d’une situation. »
Peut-être cet insuccès est-il dû encore à la distribution de la pièce qui fut jugée décevante. On dit de plus que de nombreux petits-maîtres parisiens (objets pourtant de la critique de Marivaux) encombraient le plateau et gênaient les entrées et sorties très nombreuses des personnages. De plus, Clément Hervieu-Léger explique que « la modernité et l’inventivité de la pièce [furent] doute mal perçues à l’époque. » Toujours est-il que la pièce ne fut jouée que deux fois et très rarement reprise jusqu’en 1762.
En 2016, Clément Hervieu-Léger, jeune comédien et metteur en scène, 533e sociétaire de la Comédie-Française, sort l’œuvre de l’oubli et la troisième représentation a lieu le 3 décembre 2016, soit près de 300 ans après les deux seules représentations données en 1734 à la Comédie-Française. Il s’agit, comme toujours avec Marivaux, d’ausculter les intermittences du cœur amoureux et d’analyser les mensonges que l’on se raconte à soi-même. De plus, ainsi que le dit le metteur en scène, « la pièce est d'une violence incroyable envers la société du XVIII° siècle et l'aristocratie, on sent poindre des accents quasi révolutionnaires. »
Marton (Adeline d'Hermy) et Hortense (Claire de la Ruë du Can) lisant la lettre de Dorimond à Dorimène
L’argument en est simplissime : la scène est « à la campagne » où un jeune aristocrate parisien, petit-maître à la mode, fat et superficiel, Rosimond (Loïc Corbery) doit se marier avec une jeune comtesse provinciale, Hortense (Claire de La Ruë du Can). Le mariage est arrangé par les parents, le Comte, Chrisante, père de la jeune fille (Didier Sandre) et la Marquise, mère du jeune homme (Dominique Blanc), alors que l’on attend le frère du Comte, invité au mariage. Arrivé chez sa promise, Rosimond, désirant demeurer conforme à son image de petit-maître à la mode, s’interdit de parler d’amour à Hortense. Celle-ci, avec l’aide de sa servante Marton (Adeline d’Hermy), une fine mouche dévouée, décide de « corriger » cet homme présomptueux et de l'amener sous les fourches caudines de l'aveu amoureux. Elle s’engage dans cette entreprise avec l’aide de Frontin, le valet de Rosimond (Christophe Montenez), qui s'éprend d'elle. Le petit-maître devra avouer son amour à Hortense et conquérir son cœur ou bien la jeune femme renoncera au mariage. Les choses se compliqueront lorsque Dorimène (Florence Viala), une amie parisienne avec qui Rosimond a eu « une petite affaire de cœur », fait irruption dans cet imbroglio sentimental. Quant à Dorante, ami de Dorimond (Clément Hervieu-Léger), il est le spectateur amusé de ce chassé-croisé sentimental, dont il espère profiter en s’attirant les bonnes grâces d’Hortense. Une lettre (écrite par Dorimond à Dorimène) malencontreusement dévoilée par Marton envenimera encore la situation. L'intrigue propose aussi une opposition manifeste entre les mœurs de Paris et celles de la province ainsi que l'explique Frontin Marton (I, 3) : " A Paris, ma chère enfant, les cœurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais."
Pour apprécier vraiment la pièce, dont le personnage principal peut nous sembler loin de nous, il faut s’interroger sur ce qu’est un « petit-maître ». Cette figure, très présente dans le théâtre du XVIII° siècle, remonte aux mignons de la cour d’Henri III. Dans ce milieu de jeunes hommes guerriers et méprisant la femme, c’est ainsi que l’on s’appelle et les amitiés masculines y sont proches de l’homosexualité. Au XVII° siècle, dans l’entourage du duc de Gramont, se crée vers 1683-1684 une société secrète de petits-maîtres, s’apparentant à l’ordre de Malte. Ses statuts imposaient la chasteté et si certains membres se mariaient, ils devaient faire le serment de ne jamais aimer leur épouse ! Dénoncée au roi, cette société fut dissoute. Les petits-maîtres sont aussi les héritiers des « petits marquis », très présents chez Molière, mais qui ont perdu leur aspect guerrier. Constituant un thème récurrent, ces personnages correspondent à un type social à la mode dans les années 1660, celui de l’homme du « bel air ». Chez Molière, la volonté de les ridiculiser est évidente et ils ressemblent bien souvent à des marionnettes de cour. « Fâcheux » et « ridicules », ils font preuve d’une excentricité vestimentaire qui suscite la plaisanterie. Parlant haut et fort, riant avec ostentation, ils ont souvent une voix efféminée, une voix de « fausset ». Au XVIII° siècle, les petits-maîtres sont tout comme eux « précieux et ridicules, vains et sans but ». Marivaux reprend donc cette tradition d’une littérature satirique qui aime à les caricaturer.
Dorimond (Loïc Corbery) et la Marquise (Dominique Blanc)
Dans sa Note d’intention, Clément Hervieu-Léger explique comment il conçoit le personnage de Dorimond : « La notion de petit-maître peut nous sembler bien étrangère, mais ne connaissons-nous pas, nous aussi, de jeunes élégants et élégantes, aux manières affectées ou prétentieuses, pour qui la mode est le seul guide ? Si on le caricaturait un peu, c’est ce que l’on appellerait aujourd’hui un "fashion addict." » Avec cette lecture, il cherche à comprendre cette figure originale « le plus intimement possible » sans, dit-il, « chercher à [la] ridiculiser ». Il l’aborde dans une perspective résolument psychologique dont il précise que ses « ridicules n’empêchent pas le charme ». A travers la relation de Dorimond avec la Marquise sa mère, il voit « un adolescent trop tôt privé de père, et qui n’a pas réglé ses comptes avec son Œdipe ». Poursuivant dans cette voie proprement psychanalytique, il fait de la lettre écrite à Dorimène, perdue, retrouvée, et lue par Hortense, le Comte et la Marquise, un véritable acte manqué. Fidèle à la tradition des petits-maîtres du XVI° siècle, le metteur en scène n’omet pas non plus l’ambiguïté homosexuelle, quand il montre Dorimond et Dorante luttant ensemble sur la dune. L’intérêt de la pièce réside dans le fait que Dorimond se perd dans le déni de ses sentiments et qu’il se refuse à l’aveu amoureux. Marton le dit très vite à sa maîtresse à la scène 1 de l’acte I : « Cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n’a garde de s’en vanter parce que vous n’allez être que sa femme ; mais je soutiens qu’il étouffe ce qu’il sent, et que son air de petit-maître n’est qu’une gasconnade avec vous. »
Le petit-maître Dorimond (Loïc Corbery)
C’est Loïc Corbery qui interprète le rôle de Dorimond. Je me souvenais de lui dans l’adaptation télévisée (intitulée Le temps du silence) de L’Ecriture ou la vie (1994) de Jorge Semprun où il était très émouvant. Dans Les Damnés d’Ivan Van Hove, il était l’âme pure, le proscrit Herbert Thalman. Aussi ai-je été surprise de le découvrir dans le rôle du petit-maître qu’il interprète, me semble-t-il, avec un certain excès. J’ai eu notamment beaucoup de mal avec le rire qu’il affecte pendant toute la pièce et qui ressemble à celui d’Amadeus dans le film éponyme de Milos Forman. En revanche, dans le dernier acte, lorsqu’il tombe le masque de l’affectation et de l’artifice devant Marton puis Hortense, il est véritablement émouvant et l’on retrouve les nuances de son jeu : « Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l'ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu'à croire que vous l'aimeriez sans cela : voilà ce que j'étais devenu par de faux airs ; refusez-m'en le pardon que je vous en demande ; prenez en réparation de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant ; si ce n'est pas assez, riez-en vous-même, et soyez sûre d'en être toujours vengée par la douleur éternelle que j'en emporte. » Au demeurant, il me semble que c’est un rôle difficile et Loïc Corbery l’investit pleinement.
Frontin (Christophe Montenez) et Hortense (Claire de la Ruë du Can)
Les autres comédiens qui l’entourent témoignent de la même jeunesse et de la même fougue, avec peut-être une mention spéciale pour Christophe Montenez qui est Frontin. Il faut l’entendre, lorsque la lettre de Rosimond à Dorimène a été découverte, essayer de sauver la situation en s’octroyant la paternité de la missive ! Chez lui et Marton, tour à tour réaliste et effrontée, se retrouvent les caractéristiques du valet de comédie. Personnage de « service », vivant dans la familiarité du maître, celui-ci est le complice et l’auxiliaire ingénieux de son maître. Ici, Marton, vite secondée par Frontin, s’emploie à « corriger » Dorimond dans l’intérêt de sa maîtresse. Je dirais que, dans cette pièce, Marton et Frontin portent à un point d’excellence la fonction de valet. Comme l’écrit Sylvie Jedynak, avec le valet, c’est « le triomphe du « rien », qui l’emporte un instant par son intervention, par son intelligence ». "Et de surcroît il ajoute à la maîtrise du corps ou à l’imagination, la maîtrise éblouissante du langage. » En témoigne cette réplique de Marton, encourageant Hortense à la scène 9 de l’acte I : « Eh ! Courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je ; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent ; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit : vous réduirez le maître. Il fera un peu plus de façon ; il disputera le terrain ; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends ; je l'y vois d'avance ; il faudra qu'il y vienne. Continuez ; ce n'est pas avec des yeux comme les vôtres qu'on manque son coup ; vous le verrez. » Adeline d'Hermy interprète avec beaucoup de finesse et de fantaisie ce rôle.
Le Comte (Didier Sandre) et Hortense (Claire de la Ruë du Can)
Si les jeunes comédiens du Français ne sont pourtant pas toujours très audibles à cause d’un débit un peu précipité, il n’en va pas de même pour Dominique Blanc et Didier Sandre, à la diction claire et mesurée : ils sont véritablement impériaux dans leur rôle respectif. Et l’on se dit que l’on aimerait avoir des parents comme eux ! Ainsi, il faut entendre le Comte parler en toute franchise et délicatesse à Dorimond pour le bonheur de sa fille : « Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous ; je vous parle déjà comme à mon gendre ; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous êtes né avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs ; restez ce que vous êtes, vous en vaudrez mieux ; mon âge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. » Elégance du cœur, élégance des attitudes, notamment quand la Marquise apparaît en haut de la dune aux herbes folles dans sa merveilleuse robe de soie bleue, avec son sourire bienveillant et compréhensif. J'ai une grande admiration pour ces deux merveilleux comédiens !
Dorimène (Florence Viala) et Dorimond (Loïc Corbery)
La scénographie d’Eric Ruf ne rend pas la tâche facile aux interprètes en leur imposant ce décor en hauteur qui représente un champ en friche. On y monte, on en descend, on s’y couche, on s’y cache et bien souvent l’équilibre y est instable. Un espace de grand vent, dominé par des ciels changeants, qui correspond à l’hésitation des sentiments amoureux, dans une forme de déséquilibre du corps et du cœur. Si Hortense y évolue avec grâce avec son matériel de peinture pour y chercher l’inspiration, Rosimond et Dorimène n’y voient qu’une campagne vide où l’on s’ennuie : « Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci ? Y a-t-il du jeu ? De la chasse ? Des amours ? Ah, le sot pays, ce me semble », interroge Dorimond avec angoisse.
Ce décor épuré – dont on regrettera qu’il mette à jour à la fin de la pièce toute la machinerie de la cage de scène – a pour mérite de mettre en relief le jeu des comédiens et les superbes costumes de Caroline de Vivaise, inspirés de Chardin et de Greuze. Clément Hervieu-Léger précise ce choix de ne pas faire jouer les comédiens en costumes modernes : « Quand une pièce est aussi peu connue que Le Petit-Maître corrigé, on doit d’abord la faire entendre pleinement pour ce qu’elle est : une grande pièce du XVIII° siècle. » Et d’insister sur « cette responsabilité toute particulière de porter à la scène un classique presque inédit ».
Cette « soirée au Théâtre-Français » nous a donc permis de découvrir cette pièce de Marivaux et il faut être reconnaissant à Clément Hervieu-Léger de l’avoir tirée de l’oubli, un peu comme l’avait fait Patrice Chéreau avec La Dispute, en 1973. Opposant Paris à la province, la mondanité à la simplicité de la campagne, cette pièce inédite propose tous les thèmes chers au dramaturge, avec en prime cette langue subtile et inégalable, « plus simple que dans d’autres pièces de Marivaux [mais] toujours aussi fine, juste et pleine d’humour », parfaite adéquation du langage avec la psychologie. Elle est surtout, me semble-t-il, une invitation au « voyage au monde vrai », titre d’une œuvre fantastique peu connue du dramaturge.
Sources :
Note d’intention de Clément Hervieu-Léger
https://www.comedie-francaise.fr/fr/evenements/le-petit-maitre-corrige-16-17