
Cette année 2018, le groupe des Poédiseurs auquel j’appartiens a de nouveau participé au 20ème Printemps des Poètes, dont le thème était l’Ardeur. Un thème magnifiquement illustré par Ernest Pignon-Ernest avec un pastel représentant l’envol d’un personnage ailé : « Est-ce un homme, une femme, un ange, une chimère ? C’est tout cela, mais aussi Zélos, le dieu grec du zèle et de l’ardeur, frère méconnu de Niké, la Victoire. »
Nous avons fait deux lectures poétiques, l’une à la MJC de Saumur, l’autre à la Maison des Associations de Rou-Marson. La MJC de Saumur nous a accueillis avec convivialité et professionnalisme dans un espace tendu de noir, nous offrant aussi de très beaux éclairages. Notre public d’habitués, amateurs de poésie, était au rendez-vous, constitué à chaque fois d’une trentaine de personnes. A la MJC, nous avons eu la chance d’être accompagnés par la jeune violoniste de l’année dernière, Gabrielle Russac. A Rou, c’était le guitariste Ahmed Kéchi, qui a participé plusieurs fois à nos lectures. Nous les remercions de leur présence qui permet de jolies virgules musicales et apporte de belles respirations aux textes.
Pour cette 20ème édition, c’est Sophie Nauleau qui a repris le flambeau à Jean-Pierre Siméon et explique ainsi ce qu’elle a souhaité entreprendre : « Pour Le Printemps des Poètes 2018, je voulais plus qu’un thème, je voulais un emblème. Une bannière qui étonne et aimante à la fois. Un mot dont tous les synonymes disent l’allant, la passion, la vigueur, la fougue, l’emportement. Un vocable vaste et généreux qui, à lui seul, condense l’élan et l’inspiration poétiques. » Le parrain en était Jean-Marc Barr, l’interprète inoubliable de Jacques Mayol dans Le Grand Bleu, celui qui goûte l’ardeur des profondeurs : « Quand tu retiens ton souffle, tu es en harmonie avec la nature, tu n'es rien et ta vie devient plus intense. »
Pour débuter, nous avions choisi un très bref poème d’Anna de Noailles, extrait de son Poème de l’amour (1924), qui déplore l’absence d’ardeur et de désir. « Bien peu de cœurs sont désirants,/ Un tiède destin les rassure […] « Une invitation à exister avec fougue et emportement.
Notre première partie s’est orientée vers l’ardeur poétique avec « Arbre en feu », extrait de Feu profond (1972) de Jean Cuttat. Le poète s’y définit comme « arbre à poèmes », en proie au « feu mystique », auquel il aspire : « […] mais je vis et j’attise/ le feu qui me détruit. » Puis venait un texte qui a bercé mon adolescence, « Le saut du tremplin » ou « Le clown » (Odes funambulesques, 1857) de Théodore de Banville. Combien de fois ne l’ai-je pas écouté sur le tourne-disques familial, dit par Gérard Philipe sur le 33 tours des Plus beaux poèmes de la langue française ! Ce clown, « affranchi de la pesanteur », est l’image du poète épris d’idéal, refusant le prosaïsme du quotidien, aspirant au « ciel pur » et qui, « le cœur dévoré d’amour » s’en va « rouler dans les étoiles ». Banville était suivi d’un bref extrait, « Après l’éclair », d’un poète et diseur de notre groupe, François Folscheid. Il y exprime « l’éblouissement » provoqué par le passage fulgurant d’un Rimbaud qui, certes, « a chu dans la poussière des carabines » mais « derrière lui, un feu a pris qui ne s’éteint pas, ne s’éteint plus, embrase nos fenêtres ». Puis c’était au tour de la poétesse libanaise Vénus Khoury-Ghata de s’interroger sur l’origine des mots. Dans « Compassion des pierres », Les Mots étaient des loups (2016), elle dit leur violence, leur lien consubstantiel aux éléments : vivants, ils sont « barrissements de matières en fusion/ grognements d’eaux mauvaises » et messagers de toutes les souffrances humaines : « Parfois/ Ils s’étrécissent en cris/ se dilatent en lamentations, deviennent huées sur les vitres des maisons mortes ». Leur pouvoir est souverain car ils sont « les clés des portes initiales ». Apollinaire était alors convoqué avec son inoubliable « Nuit rhénane » (Alcools, 1913). En renouvelant le monde, en l’« incantant », le poète en proie à l’ivresse poétique célèbre ici le pouvoir de la création poétique, qui dévoile une réalité plus profonde : « La voix chante toujours à en râle-mourir/ Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été ».
Les poèmes suivants célébraient, chacun à sa manière, l’ardeur d’exister et d’être au monde. Avec « Je t’écris » (De derrière les fagots, 2005), le poète et chanteur Philippe Forcioli célèbre la beauté du quotidien. Il écrit « parce que c’est printemps qui vient/ Parce que c’est du vent dans mes veines/ Et grande veine d’être vivant ». La vie lui apparaît comme un cadeau de l’instant qu’il veut partager avec tous : « je t’écris à toi inconnu mâle ou femelle/ parce que ça tambourine à ma poitrine/ parce que ça chante abondamment/ à cause de ce présent/ et le présent c’est avant tout une offrande un cadeau/ UN PRESENT ». Avec « Emotion » (Les Eblouissements, 1907), Anna de Noailles évoque les instants de plénitude de sa vie « depuis sa douce et lumineuse enfance ». Elle y énumère tout ce qui l’exaltée, l’a rendue « morte d’azur, morte de volupté », dévoilant ainsi son désir d’infini jusqu’à la douleur. Le poème « Je veux joie » (2018) d’Hélène Sanguinetti choisit de présenter la joie d’un géant courant « sur la steppe » et tenant sa fiancée « dans sa main ». Une image originale pour dire la félicité amoureuse : « Je veux joie, je veux joie, je veux joie. » Dans deux textes inédits, François Folscheid exprime à son tour au conditionnel passé (« Il eût fallu ») la possibilité « qu’entre nous encore, vibre et chante le lieu inouï de vivre ». Il fait du poète un « veilleur de phare » qui garde toujours « la lueur lointaine/ Le feu toujours mourant toujours renaissant/ Sous la cendre du cœur ». Il est relayé en cela par François Cheng dans le poème « Eteindre en nous ce feu » (La vraie gloire est ici, 2015). C’est une invitation à toujours transformer « ce feu/ Qui mord, qui dévore » en « feu autrement/ Plus puissant plus libre » qui métamorphose « tout/ En veillée/ nuptiale ». Dans « Rire ou pleurer » (Le cœur innombrable, 1901), Anne de Noailles invite chacun à déployer la profondeur de son cœur, à le rendre fécond, afin « que l’âme chante et se lève/ Comme une vague dans le vent ». « Marathon » (Revue Bacchanales, octobre 2017) de Catherine Jarrett décrit la course d’un marathonien, poussant son souffle « dans la chaleur dans la brûlure ». Allant jusqu’au bout de lui-même, telle une « flèche il dépasse/ Flexible liane le délire/ Il dépasse il franchit/ Dans le ciel-mère s’écroule/ Au milieu des vivats bravos et liesse ». Ce mouvement ardent s’est poursuivi avec « Partir » (Manèges d’étoiles) de Cécile Chabot. Elle y incite chacun à « aller n’importe où » avec enthousiasme, pourvu que « l’œuvre choisie soit belle, et qu’on y mette tout son cœur,/ et qu’on lui donne toute sa vie. »
Notre troisième partie concernait l’ardeur des éléments. Avec « L’ouragan », extrait de Chants d’ombre (1948), Léopold Sédar Senghor célèbre la violence d’un vent qui « arrache en [lui] feuilles et paroles futiles ». Il exhorte l’ouragan « Vent ardent, Vent pur, Vent-de-belle-saison » à brûler « toute pensée vaine ». Le vent devient symbole de l’inspiration qui va « souffle[r] sur les cordes de [s]a kôra ». Gérard Titus-Carmel, quant à lui, chante la puissance de la mer dans le poème « Mufle grondant de la vague » (IX, Ressac, 2011). Il en loue « la scansion la répétition », « la colère » et l’imagine pénétrer « dans les entrailles du sable mouillé/ partout sous le monde ». François Cheng invite son lecteur à un remerciement universel quand il lui dit « Tu ramasses le fruit » (La vraie gloire est ici, 2005), et décrit la volupté de le croquer. Un magnificat à toute la Création, qui fait jaillir un « cri d’extase ». Le poème « Les miroirs » d’Alain Freixe s’interroge sur le pouvoir des poèmes, sur ce vers quoi ils vont au-delà des miroirs. Est-ce « un jour de nom mortel », « un jour de grand soleil », « un jour à jeter l’épervier » ? Mais une certitude : « Les miroirs ? On les traversera ». « Et libre rivière, passer ! » Avec « Approchez vos mains de la flamme » (Poèmes, 1934), Claude Roy stimule notre imagination quand nous regardons « le feu au travers ». Il nous y fait pénétrer, en fait naître tout un monde fabuleux « au tremblant filet de [n]os yeux ». Dans « Crépuscule du soir mystique » (Poèmes saturniens, 1866), Paul Verlaine mêle « Le Souvenir avec le Crépuscule ». Dans la senteur des « - Dahlia, lys, tulipe et renoncule », la pâmoison qui est la sienne devient aussi celle de la nature. « L’ouragan Ophelia » (inédit 2017) a inspiré Yvon Le Men, lui donnant l’occasion d’en dire les couleurs du ciel, « plus jaune que bleu », l’odeur de « brûlé » et « de fumée ». En pressentant la menace, il souligne notre fragilité et notre orgueil. S’interrogeant sur le ciel, il en vient à réfléchir sur « ce qu’il y a dessous/ les femmes les hommes/ leurs questions infinies qui tempêtent sous nos crânes ». Comment le poète rejoint le philosophe, c’est aussi le propre de François Cheng, toujours dans La vraie gloire est ici (2005). Il y enjoint son lecteur à ne jamais éteindre sa flamme, même « Au bord de l’île perdue,/ au bord de tout », dans le but « Qu’un jour l’éternité/ la reconnaisse ». André Schmitz fait encore l’éloge du vent dans « Le vent est de passage » (Une poignée de jours). Il le décrit tel « l’inconnu, celui qui surgit/ d’une brèche dans l’horizon » et de « sa langue de feu » apporte trouble, vie et fascination. Comme l’Esprit-Saint, il fait qu’ « On se parle dans toutes sortes de langues./ On ne comprend rien/ mais on va peut-être tout savoir. » Dans « Correspondances » (Les Fleurs du Mal, 1857), Baudelaire affirme que la Nature n’est pas muette et que c’est au poète de la déchiffrer. Par le biais des correspondances ou synesthésies, il nous révèle que certains parfums puissants « chantent les transports de l’esprit et des sens ».
Les textes de la quatrième partie de notre lecture déclinaient le thème de l’ardeur en lien avec une certaine forme de mélancolie. C’était d’abord Jean-Marc Natel, célébrant la couleur noire avec le poème « Devant une peinture de Pierre Soulages ». La fin évoque ce « Noir irradiant irradié d’une ineffable poésie/ M’envahissant soudain de sa lumière noire/ Comme par un éclat d’aurore dans la nuit ». Dans « Je suis là… », Laure Morali (Orange sanguine, 2015), au sein d’un quotidien banal, « dans le brouhaha des travailleurs/ en tailleurs et costumes », perçoit le bonheur d’exister : « mais ce matin ma propre/ respiration, m’apparaît/ comme un miracle », dit-elle. Un de mes poèmes, « Sur un printemps qui tarde à venir » (Mais l’ancolie…, 2015), avait été retenu. J’y rêve à un passé « exultant de caresses » mais hélas disparu : « Dans mon cœur impatient/ Se peut-il qu’il renaisse ». Dany Lecènes, une de nos diseuses, a dit ensuite un sonnet de sa composition, « Femme libre » (Les Lachrymots). Parodiant Baudelaire avec son premier vers, « Femme libre toujours tu chériras l’amer », elle évoque le difficile combat, fait de « larmes » et de « gouttes de sang » de celle qui veut conquérir sa liberté. Elle conclut : « L’automne deviendra ta saison familière/ Dont tes pas garderont à jamais la poussière/ Mais tu auras acquis l’or des béatitudes ». Après, Edith avait choisi de chanter « Message personnel » de Françoise Hardy et Michel Berger. Une chanson qui dit l’ambivalence du sentiment amoureux quand, entre volonté et impuissance, on demande à l’autre de répondre à l’amour qu’on lui porte : « Et cours, cours jusqu’à perdre haleine/ Viens me retrouver ». Un autre de mes poèmes évoquant le passage du temps a été dit par Claude. Si nos corps sont « fourbus », « le cœur en nous/ Jamais économe/ Combat comme un fou/ Vibrant métronome ». C’était ensuite au tour de Marina Tsvétaïeva de célébrer l’ardeur de l’âme qui « ignor[e] toute mesure », cette âme « Fumant sous le cilice/ Comme un haut brandon de résine » et qui se consume dans le feu : « Ame, l’égale du bûcher ! »
Le groupe de poèmes suivants étaient rassemblés autour du thème de l’ardeur de l’amour. « Si j’ai parlé d’amour » (Les jeux rustiques et divins, 1897) de Henri de Régnier présente un narrateur exprimant son amour à la nature entière, de l’eau à l’oiseau en passant par le vent. Et de conclure : « Si j’ai aimé de grand amour/ Ce furent ta chair tiède et tes mains fraîches/ Et c’est ton ombre que je cherche. » Le « Sonnet 18 » de Shakespeare (Sonnets, 1609) était dit successivement en anglais et en français. Il affirme la pérennité du sentiment amoureux qui demeure à travers l’écriture. « When in eternal lines to time thou grows/ So long as men can breathe or eyes can see,/ So long lives this, and this gives life to thee. » « Aussi longtemps qu’hommes respireront,/ Aussi longtemps que tes yeux sauront voir,/ Vivront ces vers, qui te donneront vie. » (Traduction d’Yves Bonnefoy). Lui succédait le poème souvent mis en musique d’Aragon à sa muse Elsa Triolet, « Nous dormirons ensemble » (Le Fou d’Elsa, 1963). Un poème au futur qui exprime la certitude de l’amour, hier, aujourd’hui et demain : « Mon amour ce qui fut sera […] Aussi longtemps que tu voudras/ Nous dormirons ensemble. » Dans Les heures d’après-midi (1905), Emile Verhaeren chantait l’ « Ardeur des sens, ardeur des cœurs, ardeur des âmes ». A la lumière d’un soleil dont la force « est plénière », le poète déclare son amour absolu à celle qu’il aime : « Je t’aime tout entière, avec mon être entier ». Véronique et Edith ont dit alternativement le texte de Bernard Friot, « Je le crie sur les toits », un poème plein d’humour dans lequel le corps tout entier exprime l’amour fou : « hou là là c’est excitant/ exaltant époustouflant/ vraiment/ d’aimer ». Ensuite, de nouveau, Aragon était à l’honneur avec « Les mains d’Elsa » (Le Fou d’Elsa, 1963). Merveilleux poème qui dit le pouvoir sensible et bouleversant des mains dont les doigts « pensent » et qui, en un éclair, pénètrent l’inconnu. « Donne-moi tes mains que mon âme y dorme/ Que mon âme y dorme éternellement. » Dans une adresse à la femme aimée puis à l’amour lui-même, Prévert fait de l’amour une force de vie et un sauveur. : « Dans la forêt de la mémoire/ Surgis soudain/ tends-nous la main/ Et sauve-nous. »
Notre dernière partie était consacrée à une ardeur plus sensuelle, plus charnelle. A quatre nous avons d’abord dit mon poème intitulé « Au tablao de l’Albayźin », écrit en 2012 à l’occasion d’un voyage en Andalousie. Il décrit le flamenco que dansent trois Espagnoles. Je m’y interroge sur le « mystérieux duende » de cette danse qui raconte l’histoire d’une Espagne métissée qui vit naître Lorca. La fin du poème souligne la puissance et le magnétisme de cette danse : « Souffrance et volupté/ Le flamenco/ Comme un couteau ». Anne, notre diseuse anglaise, nous a fait respirer « avec ivresse et lente gourmandise » « Le parfum » (Les Fleurs du Mal, 1857) de Baudelaire et ses effluves capiteux aux senteurs de « fourrure ». Edith avait choisi de dire « Je te regarderai » (Il pleut des grâces) de notre diseuse Dany Lecènes. La poétesse y décrit le regard, le mouvement et la parole qui conduisent au baiser et à l’étreinte. Qu’importe si c’est la nuit dehors, « il fera jour dans l’enchantement/ clair, dans la vapeur d’un rêve, dans l’oubli, dans la perte,/ dans le saisissement de nos chairs enlacées. » Véronique a poursuivi sur cette thématique de l’enlacement avec « Ce n’était pas un jeu », un inédit de Bernard Friot. Il y décrit la violence de l’acte d’amour : « On s’est aimés. A se blesser ». Il y exprime la vérité d’un jeu qui, dans sa vérité, est douloureux : « Et on savait que c’était vrai. Parce que ça faisait mal. Mal./ Mal. J’en ai la marque sur le cou. Et toi ? Toi ? » Alain Duault a mis le point d’orgue à ce thème avec un poème extrait de Ce qui reste après l’oubli, Une hache pour la mer gelée. III. On y découvre un vers fluide et musical, exprimant le souvenir en miettes d’un amour fou, où mort, nature et beauté ont partie liée : « c’est cet instant juste avant/ Qu’on redoute/ ce galop dans les reins quand on embrasse ».
Notre lecture poétique ne pouvait que s’achever avec le texte de Baudelaire, extrait des Petits poèmes en prose (1869), « Enivrez-vous ». N’est-ce pas le seul moyen pour « ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps » ? Oui, « Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu à votre guise. » Et pour notre groupe des Poédiseurs, il est certain que nous avons définitivement choisi la poésie !