
Un fil à la patte, mise en scène d'Anthony Magnier
La dernière fois que j’avais vu Un Fil à la patte de Georges Feydeau, c’était dans une mise en scène théâtrale télévisée de Francis Perrin. La pièce était jouée au théâtre des Variétés le 18 avril 2005 par trente animateurs de France 2. Dans mes souvenirs, la mise en scène de ce vaudeville était très « classique », respectant la didascalie initiale pléthorique avec ses multiples détails spatiaux et ses accessoires bourgeois, vase, guéridon, canapé, console et tutti quanti. Aussi ai-je eu beaucoup de plaisir, mardi 10 avril 2018, à découvrir au Dôme de Saumur cette pièce à succès de Feydeau dans une mise en scène épurée et dépouillée de Anthony Magnier, interprétée par la Compagnie Viva.
Le metteur en scène a en effet choisi de faire jouer ses comédiens sur un plateau uniquement recouvert d’un grand carré blanc avec, en fond de scène un rideau blanc transparent derrière lequel on dîne, on se poursuit, on s’interpelle. Plus de portes qui claquent (les comédiens miment l’action et font le bruitage des sonneries), plus de surabondance de meubles chantournés, mais une série de méchantes chaises de métal et de bois. Celles-ci permettent aux comédiens qui ne jouent pas de s’asseoir côté cour ou côté jardin ; elles sont aussi utilisées comme sièges, accessoires de défense et objets malmenés par les comédiens dans les scènes de folie et de danse. Deux grands lustres à pendeloques s’abaissent pour les scènes plus intimistes. Ce choix d’un espace simplissime me semble particulièrement bien illustrer ce qu’écrit M. Corvin à propos de l’œuvre de Feydeau dans Lire la comédie : « Toutes les possibilités du dedans/dehors et du dehors du dedans, tous les clignotements d’espace sont exploités […] Bien des pièces ne sont que des jeux d’espace, de la théâtralité pure en ce sens que l’espace est la raison d’être de l’intrigue et de son évolution. » De l'antichambre au palier de l'appartement de Bois d'Enghien, où celui-ci se retrouve en caleçon, en passant par l'armoire du salon de la Baronne, dans laquelle il se cache, les lieux participent à plein de la dramaturgie.
Dans la pièce initiale, représentée pour la première fois à Paris, le 9 Janvier 1894 sur le théâtre du Palais-Royal, le nombre de personnages frôlait la vingtaine. Ici, pour cette intrigue qui traite d’infidélité Anthony Magnier n’en a retenu que onze, certains comédiens jouant deux rôles. Dans cette histoire qui appartient à la grande période (1892-1916) de Georges Feydeau, celle des pièces en trois actes, l’auteur de boulevard présente un couple bourgeois en situation de crise. Bois-D’Enghien (Stéphane Brel), bourgeois ruiné, veut faire un mariage d’intérêt et couper le fil embarrassant (Un fil à la patte) qui le retient à sa maîtresse Lucette Gautier (Pauline Paolini), une riche chanteuse du demi-monde. Il est sur le point d’épouser la fille d’une famille riche et prétendument noble, Viviane Duverger (Agathe Boudrières), la fille de la baronne Duverger (Solveig Maupu).
D’autres personnages gravitent autour de ce petit-bourgeois, tiraillé entre deux femmes. De Chenneviette (Xavier Clion), « le père de l’enfant de Madame » (Lucette Gautier), témoin complaisant des amours de son ex-maîtresse ; Fontanet, « qui ne sent pas bien bon » mais qui est un « bien brave garçon » ; le Général Irrigua (Anthony Magnier), « dʼun pays où tout le monde est général », à l’accent sud-américain improbable ; Bouzin (Mikaël Taïeb), le plumitif qui écrit des chansons dont tout le monde se gausse : « Moi, jʼ'piquʼ des épingʼ Dans les pʼlotʼ des femmʼs que j'distingʼ. » Il y a encore Firmine, la bonne (Agathe Boudrières) et Miss Betting qui prête la dernière main à la robe de Viviane (Xavier Clion). Je n’aurais garde d’oublier Marceline, l’esseulée (Marie Le Cam) : « Qu'est-ce que vous voulez, je n'ai jamais été mariée, moi ! Vous comprenez, la sœur dʼune chanteuse de café-concert !… Est-ce qu'on épouse la sœur dʼ'une chanteuse de café-concert ?… »
C’est cette comédienne qui ouvrira le spectacle du haut du premier balcon en interpellant les comédiens déjà présent sur scène avant que ne débute la pièce. Elle expliquera à ses partenaires pourquoi elle est en retard : ne s’est-elle pas retrouvée seule sur la terrasse du théâtre, sans possibilité d’en redescendre ? Heureusement qu’on est venu lui ouvrir la porte ! Elle dira encore qu’elle n’a pas eu son petit en-cas et qu’elle aimerait bien avoir sa part de galipettes ou de fouées, produits saumurois locaux. C’est ainsi qu’on la verra solliciter de quoi manger et certains spectateurs tireront de leur sac, qui des Tic-Tac, qui des pastilles, qui un saucisson. Avec un bagout inénarrable, elle aura préparé le public à la verve de Feydeau.
Les comédiens en effet s’en donnent à cœur joie pour restituer les dialogues inventifs et extravagants de Feydeau, qui donnent parfois le vertige. En témoigne par exemple ce dialogue : « BOIS-DʼENGHIEN, à Viviane : Eh bien ! Moi, au moins, en mʼépousant, vous pouvez vous dire que cʼest moralement comme si vous épousiez… Jeanne dʼArc. VIVIANE, le regardant : Jeanne dʼArc ? BOIS-DʼENGHIEN : Tout sexe à part, bien entendu ! VIVIANE : Pourquoi Jeanne dʼArc ? Vous avez sauvé la France ? BOIS-DʼENGHIEN : Non ! Je nʼai pas eu lʼoccasion ! Mais tel jʼarrive à la fin de ma vie de garçon, et avec lʼâme aussi pure… que Jeanne dʼArc à la fin de sa vie dʼhéroïsme, quand elle comparut au tribunal de cet affreux Cauchon ! LA BARONNE, sévèrement : Fernand ! Ces expressions dans votre bouche ! BOIS-DʼENGHIEN : Eh bien ! Comment voulez-vous que je dise ?… Il sʼappelle Cauchon, je ne peux pas lʼappeler Arthur !… » Les récents travaux critiques sur Feydeau ont d’ailleurs montré les liens qui le rattachent aux surréalistes et à l’absurde. Quant à Gidel (Le Théâtre de Georges Feydeau), il souligne que les répliques spirituelles « paraissent […] jaillir de la situation » et ne résultent nullement d’une volonté de faire des « mots d’auteur ».
Gags et jeux verbaux se succèdent ainsi à un rythme fou, provoquant le rire du public. Et c’est bien sûr le dessin du metteur en scène : « L’intention est simple, pure, directe : rire et faire rire. » Dans sa « Note d’intention », il précise que l’ « horlogerie comique [de Feydeau] ne tient que si les comédiens y mettent une totale sincérité et un intense engagement émotionnel ». Il semble bien que la troupe réussisse ce pari en s’investissant totalement et physiquement dans chacun des rôles. Je pense particulièrement à Stéphane Brel qui interprète Bois d’Enghien avec une fougue et un emportement remarquables, sans s’économiser jamais. A la fin du deuxième acte notamment, alors que Bois d’Enghien vient d’être surpris avec Lucette dans une situation dénudée et plus que compromettante, les deux comédiens se lancent dans une danse endiablée, proche de la transe, témoignant ainsi de la folie burlesque de l’intrigue. L’extrême jeunesse des membres de la troupe favorise sans doute cette dépense et cette générosité physiques impressionnantes.

Bois d'Enghien (Stéphane Brel) et Lucette Gautier (Pauline Paolini)
La gestuelle (très présente dans les didascalies de l’auteur) accompagne et soutient donc le comique verbal. Sa surabondance se place dans la dynamique et la tradition des textes anciens : coups, personnages devenus girouettes, mouvements mécaniques, querelles, poursuites. Dans cette perspective, on retiendra encore la gestuelle inénarrable de Mikaël Taïeb, l’interprète de Bouzin : ses mouvements saccadés, ses mimiques improbables renvoient à ce qu’écrit Bergson dans Le Rire (1940) : « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose. » Tant il est vrai que la dépersonnalisation des êtres est l’un des éléments qui provoque immanquablement le rire.
Cependant, Georges Feydeau refusait l’idée que, comme dans nombre de vaudevilles, ses personnages soient des fantoches : « Je remarquai que les vaudevilles étaient invariablement brodés sur des trames désuètes avec des personnages conventionnels, ridicules et faux, des fantoches. Or je pensais que chacun de nous dans la vie passe par des situations vaudevillesques, sans toutefois qu’à ces jeux nous perdions notre personnalité intéressante. En fallait-il davantage ? Je me mis aussitôt à chercher mes personnages dans la réalité, bien vivants, et leur conservant leur caractère propre. » Poursuivant dans cette voie, Frédéric Bélier-Garcia fait des remarques intéressantes sur la mécanique et la logique imperturbables des personnages de Feydeau qu’il appelle « l’idiotie », c’est-à-dire, finalement, l’« humanité » des personnages : « Mais, quand chez nous, dans la vie sociale, cette idiotie première (comme il y a des matières premières) est refoulée dans les plis de la prudence, de la maîtrise, au plus caverneux de nous-même, elle avance chez Feydeau toutes voiles dehors. » D’une certaine manière on peut dire que les personnages de Feydeau, entre conformisme, ridicule et folie, vont jusqu’au bout d’eux-mêmes, présentant par là même un tableau plutôt amer et grinçant de la société !
Il va sans dire que ce spectacle m’a beaucoup plu. Avec cette mise en scène virevoltante et rythmée, qui allie les lumières judicieuses de Marc-Augustin Viguier aux élégants costumes gris et rouges (mi-XIX° mi-XX° siècles) de Mélisande de Serres, la Compagnie Viva réinvente avec fougue et enthousiasme le vaudeville en lui apportant une modernité bienvenue et un sacré "coup de jeune".

Bois d'Enghien (Stéphane Brel), Lucette Gautier (Pauline Paolini)
Marceline (Marie Le Cam)
Sources :
feydeau et la farce: feu la mère de madame, l'éternel ... - Dialnet
https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/69079.pdf
Le texte de la pièce : http://libretheatre.fr/wp-content/uploads/2016/01/un_fil_a_la_patte_feydeau_LT.pdf
Photos : le site de la Compagnie Viva : https://www.compagnie-viva.fr/lefilalapatte
Programme du Dôme
Lien vers mon billet sur Andromaque, mis en scène par la Compagnie Viva :
http://ex-libris.over-blog.com/2017/03/un-tenebroso-racinien-andromaque-a-saumur-par-la-compagnie-viva.html