
Fanny Tonnelier (Photo Courrier de l'Ouest)
En 2009, Fanny Tonnelier, une de mes amies, avait publié Raoul Tonnelier, Une vie d’artiste. Avec cet ouvrage, elle était partie en quête de la vie de son beau-père, un artiste-peintre de la première partie du XXème siècle, que son mari avait peu connu mais dont il possédait de nombreuses toiles.
A l’occasion des recherches pour cette biographie richement documentée, elle avait découvert dans les Archives du ministère des Affaires étrangères de Nantes des demandes de laissez-passer pour la Russie du début du siècle, émanant de jeunes Françaises. Ayant évoqué dans son premier livre « l’épouvantable voyage en Russie » que son beau-père avait entrepris en juillet 1917, Fanny Tonnelier a eu l’idée d’écrire un roman racontant l’histoire d’Amélie Servoz, une jeune modiste d’origine savoyarde, qui, à l’invitation d’une de ses compatriotes, Clémence, va reprendre sa boutique de chapeaux à Saint-Pétersbourg. Après sept années, la jeune femme sera contrainte de quitter la ville de Pierre le Grand, en pleine tourmente bolchévik. Le trajet du voyage de retour du beau-père de l’auteur sera celui de son héroïne. Cette trame romanesque permet à Fanny Tonnelier de nous faire découvrir un pan méconnu de l’histoire russe à travers le regard d’un personnage féminin, énergique et curieux.
L’histoire commence in medias res au moment où les signes précurseurs de la Révolution russe se font de plus en plus menaçants. Très vite, en effet, dans les premières pages, Amélie Servoz découvre que son magasin, auquel elle a consacré tous ses efforts depuis sept ans, a été vandalisé. La prise de conscience progressive qu’il lui est désormais impossible de rester en Russie va l’amener à envisager un voyage périlleux en train puis en bateau, de Torneå à la frontière russo-finlandaise à Paris, en passant par la Suède, Stockholm, Aberdeen, Newcastle et Folkestone.
C’est au cours de ce périple, par le biais d’analepses, de constants allers et retours entre Saint-Pétersbourg, Paris, la Suède, Stockholm, l’Ecosse, l’Angleterre, que le personnage d’Amélie se remémore son histoire et les rencontres qu’elle a faites. L’occasion pour l’auteur de brosser le portrait de nombreux personnages secondaires, chacun avec son histoire particulière, ce qui leur confère chair et vraisemblance.
Il y a d’abord ces jeunes femmes au sort méconnu, qui ont quitté la France pour la Russie au début du siècle. On découvre ainsi Clémence Tairraz, originaire d’Albertville, partie à Saint-Pétersbourg sur les instances d’un amant russe Paul Alexandrovitch Svinine, qui l’aidera financièrement à créer son magasin de mode. C’est elle qui proposera à Amélie de prendre sa suite. Joséphine Darbois, la Jurassienne, compagne de voyage d’Amélie, arrivée sans travail en Russie, est vite devenue institutrice dans la famille bourgeoise d’Ivan et Alexandrovna Velten. On sait qu’à cette époque on parlait le français en Russie (et l’allemand aussi, langue de la tsarine). Ayant eux-mêmes quitté Saint-Pétersbourg pour leurs propriétés de Crimée, ses patrons ont enjoint la jeune femme à faire de même. Au cours de leur voyage en train, Amélie et Joséphine prendront en charge Louise, « cuisinière depuis trente ans » dans la maison de M. et Mme Pel. Grâce à elle, ses maîtres faisaient venir des vins de Mercurey, des jambons et de la moutarde de Dijon. Ils l’appréciaient beaucoup et lui avaient même donné un petit pécule pour qu’elle puisse s’acheter une maison de retour en France. A travers ces personnages, Fanny Tonnelier fait revivre ces Françaises audacieuses qui quittèrent la France, sans savoir aucunement ce qui les attendait en Russie.
On suit encore le parcours de quelques personnages masculins bien campés. C’est Nicolas Vitali, « son beau lieutenant », le premier amant russe d’Amélie, envoyé très vite sur le front de Prusse orientale, dès la déclaration de guerre du 1er août 1914. Il y sera blessé grièvement et mourra avec Amélie à ses côtés. C’est Alfred Kohler le Suisse, précepteur de la famille Velten, qui s’entremet pour aider au départ d’Amélie et de Joséphine. Un de ses cousins, Pierre Gilliard, devenu le précepteur du tsarévitch, l’avait incité à quitter son Fribourg natal pour Saint-Pétersbourg. Il n’avait eu que l’embarras du choix pour trouver une famille désireuse de bénéficier de l’enseignement d’un précepteur français à l’excellente réputation. Il partira ensuite pour l’Indochine. Lors du voyage de l’héroïne en train, on fait aussi la connaissance du Suédois, Friedrich Kaspel, qui sera son grand amour. Négociant en bois, il évolue entre la Russie et Stockholm où il a repris l’affaire de son père. Après bien des vicissitudes, les deux amoureux se retrouveront. Je n’aurais garde d’oublier ces autres personnages masculins qui animent la vie d’Amélie à Saint-Pétersbourg : Cyril Alexandrovitch le professeur de russe, David Brodsky le bijoutier, Daniel le fourreur, Boris le marchand de chaussures, Piotr Alexandrovitch le bolchévik ou encore Dimitri le cocher qui joue le rôle de son ange gardien. En face de tous ces hommes, Amélie existe, s’affirme et se refuse à n’être qu’une « petite chose fragile ».
J’ai aimé la manière dont Fanny Tonnelier fait de son beau-père, un être réel, un personnage romanesque. En effet, au cours de leur périple de retour, Amélie et Joséphine rencontrent un homme « à la belle moustache », « à l’accoutrement curieux » qui leur fait « penser à un artiste ». Celui qui dit s’appeler Jean-Marie (un autre prénom du beau-père de Fanny Tonnelier !) fera leur portrait qu’il leur offrira mais refusera de répondre à la question d’Amélie : « Mais alors qu’est-ce qu’un artiste peintre peut venir faire en Russie en ce moment ? » Il dira seulement : « J’ai reçu une mission confidentielle dont je ne peux pas révéler la teneur. » Alors espion ou « plutôt observateur » ainsi que le dit le personnage, c’est bien cette question que l’auteur s’est posée à propos du mystérieux voyage de Raoul Tonnelier en juillet 1917. Lui aussi était toujours demeuré muet à ce propos quand on l’interrogeait, se contentant de répéter : « C’était épouvantable, c’était épouvantable. » Le personnage du peintre voyageur est un joli petit clin d’œil romanesque de l’auteur à son beau-père, l’inspirateur de son roman !
Passionnée de mode, Fanny Tonnelier donne à son lecteur l’occasion de découvrir un monde méconnu, celui de la plumasserie, un métier disparu qui consiste à transformer la plume et dont elle fait une description animée et précise. Fille de Jeanne et Emile Servoz, plumassiers de leur état, Amélie nous introduit dans cet univers où « la plume est un objet délicat qu’il convient de manier avec des gestes doux et précis ». Lors de son apprentissage chez Adrienne Blanc, quand elle entre pour la première fois dans un atelier de plumasserie, Amélie croit pénétrer « dans une volière ». Elle admire la métamorphose des plumes des différents oiseaux et croit alors voir « des plumes d’aigrette ou d’oiseau de paradis ». Il s’agit aussi de travailler la forme de la plume et la mère d’Amélie passera maître dans ce qu’on appelle la frisure : « Selon le support, la plume se faisait crosse, coquille ou nageoire. »
Ce monde de la plume est encore l’occasion pour l’auteur de décrire une belle scène de chasse en Russie, à laquelle Amélie participe avec un ami français, Jérôme Montagnac. Dans les forêts qui avoisinent Saint-Pétersbourg, les tableaux de chasse sont extraordinaires : « Faisans, gélinottes, aigrettes, bernaches, de nombreuses espèces de canards comme les hareldes, les macreuses, les sarcelles ». Mais les plus beaux volatiles sont « le rollier, le guêpier, le bec-croisé » « au plumage multicolore ». Enthousiasmée, Amélie « se souviendra[it] longtemps des vols incroyables de ces centaines d’oiseaux, de leurs cris, de leurs piaillements » dans les bois et les marécages russes.
Inspirée, ainsi qu’elle nous l’a précisé au cours d’une rencontre amicale, par Le Journal des dames et des demoiselles, Fanny Tonnelier excelle à faire la description des réalisations de couvre-chefs variés, tant il est vrai qu’à cette époque le chapeau était l’accessoire qui donnait la touche finale à une tenue. Pour chaque moment de la journée existe un chapeau différent : « Celui du matin, sans ostentation, pour faire quelques course ; celui du déjeuner, juste sur la tête, comme un bibi, […] ; celui du thé de l’après-midi, élégant pour rivaliser avec les autres, et celui du soir, sophistiqué, véritable parure au tissu riche et soyeux, à la garniture exceptionnelle, faire-valoir de la position et de la fortune du mari. » A Saint-Pétersbourg, la jeune modiste parisienne apportera « des idées nouvelles » qui lui permettront d’être introduite dans les milieux aristocratiques et de se faire une belle clientèle. Découvrant par hasard des coiffes régionales, « Kokotchnik » de leur nom russe, dans une boutique, Amélie nous entraînera aussi dans le milieu des brodeuses pétersbourgeoises qui vont désormais broder pour améliorer encore ses réalisations. L’ouvrage de Fanny Tonnelier se révèle ainsi à nous comme une sorte de manuel de mode d’une époque disparue. L’auteur aurait d’ailleurs aimé intituler son roman Guerre et plumes, mais les éditeurs en ont décidé autrement ; Pays provisoire, c’est davantage dans l’air du temps !
Par ailleurs, grâce au personnage de cette jeune modiste, le lecteur se remémore avec mélancolie un certain mode de vie dans un Saint-Pétersbourg englouti, les ballets au théâtre Mariinsky, les fêtes de fin d’année, les réceptions à l’ambassade de France, les balades en traîneau, les tours sur la Neva ; tout cela se déroulant sur un arrière-plan historique évoqué par petites touches significatives. Il y a des dates certes, celles du départ d’Amélie en 1910, du tricentenaire de la dynastie des Romanov en 1913, de la déclaration de la Guerre 14-18 après l’assassinat de Sarajevo, de l’hiver très froid de janvier et février 1917, qui ancrent le récit dans une temporalité de sept années. Mais ce sont surtout les multiples détails d’une atmosphère pré-révolutionnaire qui créent un effet de réel : les manifestations de rue, les fusillades, la distribution de tracts, la rencontre avec Piotr Alexandrovitch le révolutionnaire au quartier général des bolchéviks, l’assassinat de Raspoutine, l’irruption des bolchéviks fanatisés lors d’un spectacle. Cette époque bouleversée est vue à travers les yeux d’Amélie qui cherche à comprendre ce qui se passe. A l’image de son amant Nicolas Vitali, on la sent proche des menchéviks « qui voulaient une accession progressive à la démocratie et non une destruction du régime ». Comme des millions d’autres, Amélie sera emportée dans la tourmente…
Cette héroïne positive et énergique ressemble beaucoup, me semble-t-il, à Fanny Tonnelier elle-même. Certains de ses amis ne lui ont-ils pas dit qu’ils avaient désormais envie de l’appeler « Fannamélie » ? L’« optimisme inné » du personnage à qui tout réussit, son culot, son indomptable détermination lui permettent de déjouer toutes les embûches qui se présentent lors de son incroyable périple de retour qui se clôt par un happy end, un peu attendu. Et c’est peut-être le seul bémol que je mettrais ici à un roman dont le souffle romanesque ne se dément pas tout au long de la lecture.
Lien vers mon billet sur le premier ouvrage de Fanny Tonnelier :