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7 février 2018 3 07 /02 /février /2018 17:10

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Du 10 au 28 janvier 2018, le Théâtre Le Dôme à Saumur a proposé une exposition des photos du photo-journaliste syrien Jalal Al-Mamo, intitulée No Time for Tomorrow. Ce correspondant des agences Reuters et AFP de 2013 à 2016, né à Alep en 1986, a fui la Syrie en février 2016 et vit actuellement à Saumur.

Dans le chaos syrien et alors que nombre de ses amis s’engageaient dans des milices antigouvernementales ou étaient arrêtés, Jalal Al-Mamo a fait le choix du reportage et de l’information. Travaillant au Media Center d’Alep et très marqué par le sort subi par certains de ses amis, il a utilisé ses images et ses textes afin d’informer sur ce qui se passait dans Alep Est. Ceux-ci décrivent les bombardements bien sûr mais aussi l’espoir des civils qui continuent leur vie malgré les événements. Bien que Jalal Al-Mamo affirme qu’aucun média n’est capable de rendre compte exactement de ce qui se passe là-bas, ses photos réalistes et pleines de compassion sont un poignant témoignage de la vie dans ce pays ravagé par la guerre.

Dans le cadre de cette exposition, Silvio Pacitto, le directeur artistique du Dôme, a demandé aux Poédiseurs, le groupe auquel j’appartiens, de faire une lecture poétique de textes sur la guerre et l’exil. C’est ainsi que le 11 janvier 2018 à 12h 30, lors d’un temps appelé Midi-Poésie, devant une petite trentaine de personnes, nous avons proposé vingt-huit textes sur ce thème.

Dans la préface à son recueil de poèmes, Elle va nue la liberté, la poétesse syrienne Maram Al-Masri écrit que la poésie ne peut justifier son existence et témoigner de sa noblesse que si elle se mêle aux combats de l’humanité. Les poètes syriens, turc, vietnamien, français, du Burundi, de Côte d’Ivoire, connus et inconnus, choisis pour cette lecture poétique, se sont ainsi faits les chantres de cette haute mission, qui associe lyrisme et engagement.

Dans une première partie, les poètes syriens ont fait le constat que la Syrie « est une blessure qui saigne ». Hassan Ezzat (né à Damas) « casse la flûte de [sa] poésie » et renonce à chanter car seul « le sang de [son] pays est [son] encre et [son] art ». Maram Al-Masri, personnifiant son pays natal meurtri (« C’est ma mère sur son lit de mort… c’est l’orpheline qui est abandonnée… C’est une femme violentée chaque soir par un vieux/monstre…), espère que « le peuple de l’arc-en-ciel […] rayonnera après la tempête et la foudre ». Mohamed Omrane (né à Tartous) salue les martyrs « d’une ville brûlée » et fait le constat suivant : « notre résurrection commence dans le rouge ».

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Puis les poètes écrivent l’histoire terrible de toute guerre civile. Nizar Qabani (né à Damas) évoque un « temps noir », un « temps sec », un « temps de la fausse victoire » où tout devient mensonge. Il exhorte alors le poète au devoir impérieux de « tuer le monstre ». Aram, quant à lui, en dépit d’un cœur « déchiré par les corps des enfants/et l’odeur de la poudre », continue à croire en l’amour. Il le compare à « un soldat blessé réclamant/une chanson de paix ». En un texte puissant dans sa brièveté, Maram Al-Masri donne à voir ce père qui marche « d’un pas magistral » en portant son enfant mort tandis que John Saleh (né à Qamishli) rappelle l’innocence des enfants de son pays, déchirés entre « un ciel plein d’amour/et de barils de mort ». Abdulkarim Baderkhan (né à Homs), malgré « les rires pleins de larmes de [sa] déception », et « ses morceaux épars dans les ruines », espère en le retour de la femme aimée : « Reviens-moi femme faite de baisers ». Mazim Al Haksan Souleymane fait le portrait d’un enfant dont la guerre fait un « déplacé », un « réfugié » et qui ne craint même plus « la bombe qui était/dans sa main ». Nesrin Trabelsi (née à Damas), « dans l’exil de l’insomnie », se voit projetée dans « l’inquiétude et la peur », tout en rêvant d’une fille qui danserait comme autrefois. Et d’inviter ses rêves à se battre « avec les cauchemars/à l’entrée de la ville ». Hussein Habasch (né à Alep) décrit un homme blessé, « tranquillisé » par la terre « chaude, brûlante/comme son corps » qui fait délibérément le choix de s’abandonner à la mort : « Il a fermé son corps/et il a dormi d’un profond sommeil ». Samih Choukaer, dans un long poème anaphorique (« Ah ! Si tu pouvais… »), exhorte sa mère à arrêter la guerre « comme autrefois tu/arrêtais la fièvre/avec tes compresses d’eau froide/et tes baisers,… » Maram Al-Masri nous invite à admirer la fierté de cette mère, dont le fils est « un héros » qui ne sourit plus que « dans le cadre/de la photo ». Widad Nabi décompte et « archive » ses « vingt-huit blessures », celles qui ponctuent son existence. « Il n’y a qu’une blessure que je n’archive pas/et que je cache comme un talisman pour ma mort/qui vient/la blessure immortelle de la poésie ».

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Ensuite, dans une troisième partie, nous avons proposé des poèmes consacrés à l’exil. Gaël Faye, avec « La mer engloutit » retrace le parcours douloureux et chaotique de ceux qui fuient sans l’avoir choisi, « pour inventer des commencements et désapprendre le désespoir ». « Avec nos valises de nostalgie et nos baluchons de rêves/Nous voguons vers la patrie de tous les hommes:/L’espoir ». Le poème « Nuit d’encre et de sang » de Murielle Zsac met en scène un père naufragé avec son fils, qui l’encourage (hélas en vain !) à tenir bon : « Tenir, il faut tenir/Ce bout d’épave est ton trône de roi ». Nâzim Hikmet, le grand poète turc, dans un poème-leitmotiv, « une chanson qui vous pénètre », évoque avec une mélancolie intense « celui qui s’en est allé ». Sabine Huynh, en quelques vers lapidaires, décrit « la nuit inquiète/sans repos/de l’exil ». Tanella Boni raconte le périple douloureux de ceux qui « ont quitté leurs pays/Le cœur en bandoulière/ Et leurs peaux en lambeaux ». Victimes des  « passeurs de pierres/Qui ignorent les noms des humains », et « ensevelis dans la mer-tombeau », ils deviendront des « corps sans nom sans sépulture ». Maram Al-Masri dit la hâte précipitée avec laquelle les réfugiés sont contraints de fuir leur terre. Courant « avec leur sac/et l’espoir de revenir », ils iront au-delà des frontières pour se rendre compte que « tout ce qu’ils ont emporté/est tombé de leur sac/troué. Eric Dubois donne la parole à un exilé qui demande à l’Autre de le regarder en vérité : « Je ne suis pas une masse sombre/indécise/j’ai des yeux une bouche/des yeux pour voir que tu ne veux pas/me voir ». Il fait le constat tragique que « la vie est une prison aux murs invisibles » édifiée par celui « qui ne veu[t] pas [le] voir ». Un poème, que j’avais écrit en octobre 2017, évoque les silhouettes des émigrés que j’avais croisés dans les champs au cours d’une balade automnale : des « ombres » qui « ramassent/Leurs parents délaissés/Leur terre abandonnée/Leurs espoirs saccagés… » Maram Al-Masri évoque l’importance capitale que prend pour tout exilé le téléphone portable et Facebook qui leur « ouvre le ciel/fermé devant [leurs] visages aux frontières ». Pierre Maubé, dans « Le dormeur du rivage », rappelle avec émotion le petit Alan Kurdi dont la photo du corps noyé « à la lisière de la terre et de la mer » avait bouleversé la planète entière : « Dans l’eau, il a cherché une main./Il est petit, il dort les bras le long du corps./Il est petit, il dort, la tête dans le sable. » Hala Mohamad avoue : « Je n’ouvrirai plus ma porte à personne » car « La tente n’a pas de porte/La tente n’a pas de clef/…Non ».

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Dans une quatrième partie, nous avions retenu, en dépit de tout, des poèmes porteurs d’espoir. Ainsi la peintre et musicienne Kawkab Hames aspire à la reconstruction de sa patrie détruite. « Nous allons tricoter du fil de notre âme/la maison des amants,/le nid pour les oiseaux de l’amour et les colombes de la paix ». Son plus profond désir et « qu’on écrive encore des poèmes/pour l’amour, les amoureux et la paix ». Maram Al-Masri, en une forme de litanie de prénoms, évoque la variété des religions et des peuples qui cohabitaient en Syrie. » « Il y a des couleurs et des nuances dans une même patrie », conclut-elle. Enfin nous avons achevé notre lecture avec le très beau poème de Maram Al-Masri, « Elle va nue la liberté » :

Elle va nue, la liberté,

sur les montagnes de Syrie

dans les camps de réfugiés.

Ses pieds s’enfoncent dans la boue

et ses mains gercent de froid et de souffrance

Mais elle avance.

 

Elle passe avec

ses enfants accrochés à ses bras.

Ils tombent sur son chemin.

Elle pleure

mais elle avance.

 

On brise ses pieds

mais elle avance.

On coupe sa gorge

mais elle continue à chanter.

 

Ces textes (sauf « Dans les champs ») sont extraits de :

 

  • L’amour au temps de l’insurrection et de la guerre, Anthologie de la poésie syrienne d’aujourd’hui, Maram Al-Masri, Le Temps des Cerises, 2016
  • Elle va nue la liberté, Maram Al-Masri, Editions Bruno Doucey, 2013
  • Passagers d’exil, Une anthologie établie et présentée par Pierre Kobel et Bruno Doucey, Editions Bruno Doucey, Poes’idéal, 2014
  • C’est un dur métier que l’exil, Nâzim Hikmet, Anthologie établie et présentée par Charles Dobzynski, Le Temps des Cerises, 2009

Musique :

  • Munir Bashir et Omar Bashir, Duo de Ûd

Les Poédiseurs que nous sommes avons aimé cette pause méridienne en poésie qui aura sans doute permis à certains de découvrir l’émouvante exposition de Jalal Al-Mamo. Et nous espérons que ce Midi-Poésie trouvera son public et son rythme.

Le Poèmaton d'Isabelle Paquet, Crédit Photos ex-libris.over-blog.com

Dans le cadre de Midi-Poésie, était aussi installé un Poèmaton. Imaginé par Isabelle Paquet, directrice artistique de la Compagnie Chiloé, c’est une cabine, inspirée du Photomaton que tout le monde connaît. Le lieu ressemble à confessionnal divisé en deux parties. Caché par un court rideau, l’on s’assoit d’un côté et l’on colle son oreille contre un petit orifice grillagé. De l’autre côté de la cloison, une comédienne vous susurre un poème. J’ai cru d’abord que celui que j’avais entendu était de Pablo Neruda. Quand le texte du poème est sorti, ainsi que cela se passe dans un Photomaton, j’ai vu qu’il s’agissait d’un hommage au poète chilien rendu par Kenneth White et intitulé « Chez Pablo Neruda ».

 

 

1.
C’est dans cette maison
entre chemin de fer et océan
qu’il écrivit ces lignes :
« J’ai besoin de la mer
car elle est ma leçon :
je ne saurais dire
si ce qu’elle m’enseigne
est musique ou conscience :
je ne sais si elle n’est que turbulence 
ou être profond
seulement voix rauque
ou lumineuse conjecture
[…]
le fait est que
même endormi
par quelque phénomène magnétique
j’évolue
dans l’université des vagues. »

2.
De ce seul point
tout le paysage chilien
s’ouvre
au nord jusqu’à l’Atacama
et ses grands géoglyphes
au sud jusqu’à Punta Arenas
et ses débris glaciaires 
une étendue de quatre mille kilomètres
une chaîne de montagnes enneigées
au large de la côte un gouffre marin
dans le nord
généré par les eaux froides
du courant de Humboldt
un monde de brume
le camanchaca
dans le sud
un désert de cactus
plus bas encore
des vallées jonchées de rochers
des lacs glacés
des bois de hêtres
et tout au bout
entre Chiloé et le cap Horn
des myriades d’îles et d’îlots
un labyrinthe de fjords
une steppe rude
balayée de vents féroces
et découpés sur le ciel
les pics scintillants du Hielo Patagónico.

3.
Retour à cette maison
entre El Tabo et Algarrabo
sur sa colline rocheuse
face à la mer

avec une question dans l’air

y eut-il ici une réelle « conjecture »
une « profondeur d’être »
ou seulement rouleau après rouleau
d’un grandiose oratorio ?

oublions la question

et contemplons
ce voile de pluie bleue
qui balaie le terrain
depuis Valparaiso.

Kenneth White 
Traduit de l’anglais par Marie-Claude White

 

Cette pause poétique et ludique nous a beaucoup plu. Outre la surprise de découvrir un poème nouveau ou de reconnaître un texte connu, il y a ce moment suspendu où ne comptent plus que les mots, leur rythme, leur couleur, et le souffle de la diseuse.

 

 

https://reporterre.net/Le-Poematon-la-cabine-enchantee-qui-dit-des-poemes

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commentaires

M
La poésie, tout comme la peinture, le dessin... bref, l'art en général sont présents à tous les moments de l'humain, comme autant de témoignages et d'hommages...<br /> Ces lectures ont dû vous habiter encore, bien après la fin de la rencontre, non? Beaucoup d'émotion je pense <br /> Merci Catheau
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C
Oui, ce fut une lecture à part, au milieu de ces photos de guerre. Une humble manière de témoigner du sort de tous ces infortunés.
E
Oui voilà un article aux thèmes dramatiques et ou la poésie y trouve malgré tout une place ! . Je croule sous les commentaires alors excuses moi pour mon manque de présence chez toi . Bon après midi chère Cathy et je vous embrasse bien ,
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C
Une manière d'évoquer le sort douloureux des migrants. A bientôt sur ton blog.
M
Vous avez vécu un moment intense dans lequel la poesie traduisait la souffrance la lutte et l'espoir. Tout ce qui fait avancer l'homme sur le chemin de la paix et de la dignité le fait progresser et grandir , merci à vous
Répondre
C
En effet, Mansfield, nous avons vécu un moment intense avec des textes durs et émouvants. Merci de votre ressenti.

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