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Pierre Arditi et Daniel Russo dans L'être ou pas (Crédit photos D. R)
Jeudi 14 décembre 2017, au Dôme, à Saumur, on s’interrogeait sur la question juive. Non pas gravement ni pédagogiquement mais sur le ton de l’humour et de la comédie. Daniel Russo et Pierre Arditi y interprétaient avec brio et volubilité les deux personnages de la courte pièce de Jean-Claude Grumberg, L’être ou pas, mise en scène par Charles Tordjman. Celle-ci était parue en 2013 sous le titre En finir avec la question juive. En raison des violents événements de janvier 2015, elle avait été rebaptisée d’une manière plus elliptique. Jean-Claude Grumberg s’en explique ainsi : « La direction du théâtre a eu peur que les gens prennent ça au premier degré. J’ai tenu jusqu’au début janvier, et puis les événements ont fait que j’ai capitulé. Je ne sais toujours pas ce qui m’a poussé à l’écrire. Les gens à qui je la faisais lire me disaient qu’ils se sentaient comme allégés. Je recherchais sans doute moi-même, inconsciemment, à m’ôter un poids. Celui de l’antisémitisme et de la « question juive », deux sujets posés sur ma table depuis ma naissance. » On sait en effet que toute son œuvre est irriguée par la disparition dans l’horreur de la Shoah de son père et de ses grands-parents raflés devant lui en 1942.
Pierre Arditi explique qu’ « avec cette pièce, Grumberg enterre ses morts comme il en a envie, c’est-à-dire en riant ». Déjà, dans Maman revient pauvre orphelin, pièce que nous avions montée au lycée avec mes élèves, il nous proposait d'entendre son appel pour que le théâtre soit le lieu où les morts et les vivants aient une chance de se rencontrer.
En neuf impromptus pleins de verve et d’ironie tragique, le dramaturge pose donc ici la question de l’identité juive. Dans un escalier en colimaçon tout en blancheur, l’auteur de L’Atelier (sa pièce la plus connue) met en scène deux voisins – celui du dessous (Daniel Russo) – et celui du dessus – (Pierre Arditi) qui se rencontrent et discutent de ce sujet complexe. Le premier, une sorte de Candide au franc parler, dont la femme (originaire de Quimper !) a appris sur Internet que le second (dont la femme est de Bordeaux !) est juif, lui pose à brûle-pourpoint la question suivante : « Je suis votre voisin. Vous me remettez ? Vous avez une seconde ? Vous êtes juif ? C’est quoi au juste ? » Son interlocuteur, un « juif athée », va s’efforcer tout au long de la pièce de démonter ses préjugés et ses idées toutes faites, jusqu'au coup de théâtre final.
Pierre Arditi a expliqué que « l’avantage de cette pièce, c’est qu’elle éclaire le tunnel ». Le tunnel de la question juive, avec son cortège d’a priori et de poncifs. Jean-Claude Grumberg l’a bien précisé : « Afin d’être aussi complet que possible, je signale à ceux que la question continuerait à tarauder qu’un prof émérite d’Harvard a répertorié à ce jour 8612 façons de se dire juif. Ne se reconnaissant dans aucune, il a déclaré à la presse qu’il poursuivait ses recherches. Je m’associe modestement mais de tout cœur à ses recherches. » Et le dramaturge juif qu’il est (« Ecrivain juif et français ou français et juif ») le fait à sa manière avec une comédie et non un plaidoyer politique ou un pensum, au ton caustique mais jamais méchant. Pierre Arditi l’affirme ; selon lui on peut parler des juifs et rire. Certes, « cela dépend de l’interlocuteur et à partir du moment où le rire est animé de bonnes intentions ». Et Daniel Russo de renchérir : « La pièce nous ramène au cinéma italien de la grande époque où l’on parlait d’une société terrifiante et où l’on faisait rire avec ça. » Et Grumberg de se réjouir « d’avoir réussi à faire rire avec un tel sujet ».
Pierre Arditi le comédien apparaît ici comme le porte-parole de l’auteur et il y a tout à parier que lui-même se reconnaît dans les paroles du personnage, en lutte contre le confusionnisme et le sectarisme ambiants. A son interlocuteur qui lui reproche d’être un mauvais juif parce qu’il ne mange pas de porc, il rétorque : - « Ecoutez, je suis juif, juif, je suis né juif, je mourrai juif, je n’ai aucun effort à fournir pour le devenir ou le rester, vous comprenez ? » - « Oui, mais ma femme… » - « Je suis juif comme je veux l’être et non pas comme votre femme veut que je le sois ou son rabbin. Juif des pieds à la tête, heureux et fier de l’être ! » L'homme Pierre Arditi exprime les mêmes convictions à sa manière : « Je ne pourrais pas mieux dire que Grumberg, je dirais exactement la même chose. Je suis un juif athée, totalement et fermement athée et en même temps je suis juif mais je ne pratique pas. Je mange de tout, j’aime la cochonnaille, la charcutaille. Le shabbat, je ne sais pas ce que c’est et je n’ai rien contre ceux qui respectent et qui pratiquent. C’est ce que ça dit : on est juif comme on veut ! » Une identité revendiquée et affirmée, mais dans la plus complète liberté !
Crédit Photos, Culture Box
On croyait en avoir fini avec l’antisémitisme et voilà que de nouveau les juifs doivent se justifier et donner des gages. Grumberg s’en étonne : « Ma génération croyait que l’athéisme allait vaincre, on ne pouvait pas imaginer ce retour de l’obsession religieuse. » La pièce porte non pas sur les questions que les juifs se posent mais sur celles que les autres se posent sur eux. Dans Le Journal du Dimanche, Pierre Arditi le précise : « Le racisme antijuif remonte à la surface depuis un bon moment. Que doit-on faire ? Expliquer, je crois, comme avec cette farce philosophique qui a la bonne idée de ne pas aborder les questions que se posent les juifs, mais celles que se posent ceux qui ne le sont pas. » Et de poursuivre : « Grumberg a cette grande vertu de distiller une forme de légèreté, pour parler de choses qui pèsent sur nos nuques depuis des décennies pour ne pas dire des millénaires. Mieux vaut sourire de l’abomination plutôt que d’être abominé justement. » Le rire comme un remède au désespoir.
Dans cette courte pièce brillante et drôle, on évoque sans distinction le rapport des juifs à l’argent, la création de l’Etat juif, la question palestinienne. On y discute sans ambages de sexe, de circoncision et de nourriture casher. On y revisite avec l'humour des histoires juives l’Ancien Testament et l’épisode des Dix commandements, lorsque Dieu plia le ciel pour les déposer sur le Mont Sinaï ! On y redécouvre l’histoire d’Agar et de Sara, mères d’Ismaël et d'Isaac… tout en évoquant de manière plus prosaïque la non-conformité des boîtes à lettres de l’escalier.
Les dialogues incisifs et drôles font mouche. Ainsi quand Arditi définit ce qu’est un juif : « Est juif qui ne nie pas qu’il l’est quand il l’est. » Ou quand Daniel Russo s’étonne de ce que lui dit son interlocuteur : - « Je ne comprends pas un mot de ce que vous racontez. » - « Je parle français pourtant. » - « Pour moi, c’est du grec. » - « Tant que ce n’est pas de l’hébreu ! » Les réparties fusent : « Avant [de régler la question juive] », explique le voisin du dessus, « je veux d’abord vaincre le chômage en France, régler les problèmes sociaux et économiques en Europe, tout en liquidant la dette et la pollution. Après, promis, dans la foulée, je m’occupe du Moyen Orient, pas seulement d’Israël et de Palestiniens, mais de la Syrie, du Liban, et après, s’il me reste un peu de temps, je m’attaque à l’Afrique ! » Ou bien quand la femme du voisin du dessous assène : « Un mauvais juif est pire qu’un anti-juif ! » Ou encore lorsque lui-même réclame la restitution des territoires palestiniens et que l’autre répond : « Les rendre, ok ! Mais à qui ? »
Dans cet affrontement verbal comico-philosophique, les deux comédiens rivalisent de bons mots sans que jamais l’un ne l’emporte sur l’autre. On voit qu’ils jouent la pièce depuis longtemps ensemble et l’osmose entre eux est complète. Dans ce rôle de l’intello-bobo, on retrouve ici le Pierre Arditi que l’on connaît par cœur avec sa diction si particulière, ses ruptures de rythme, ses tics de comédien et son incroyable aisance sur scène. Manifestant pourtant peut-être une certaine fatigue au milieu de la pièce, avec un trou de mémoire, surprenant de sa part, mais qu’on pardonnera à l’immense comédien qu’il est. Quant à Daniel Russo, « remarquable d’expressivité », il incarne avec un naturel confondant le beauf du rez-de-chaussée, dont l’évolution en étonnera plus d’un à la fin de la pièce.
Ainsi que le dit Arditi lui-même, « en ces temps difficiles où le second degré peut être si mal interprété, si mal toléré, il s’agit peut-être de résistance. Une résistance culturelle face à l’ignorance et à la bêtise. » Selon lui, dans un monde où l’on est en train de mourir parce que les gens ne se parlent plus, la pièce propose un discours de paix et de tolérance. « Quand on connaît l’autre, on l’approche, on parle avec lui, on tente de le comprendre, la route s’éclaire et on peut se tolérer, s’aimer et vivre ensemble. » Des paroles à méditer pour éviter le retour à l'obscurantisme !
Crédit Photos V. B
Sources :
« L’être ou pas, un théâtre de salubrité publique à Paris », Didier Méreuze, La Croix
Théâtre du blog, L’être ou pas
« Jean-Claude Grumberg, Son coup de théâtre à l’antisémitisme », Alain Spira, Paris-Match
Interview de Pierre Arditi sur France 3 Week-end, 22/02/2015 et sur Entrée libre