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Jeudi 23 novembre 2017, à l’issue de la représentation d’Edmond, d’Alexis Michalik, au Dôme, on aurait pu se croire le 27 décembre 1897, au théâtre de la Porte Saint-Martin, à la triomphale première de Cyrano de Bergerac, qui connut plus de quarante rappels. La salle saumuroise à l’italienne était debout pour applaudir à tout rompre cette pièce qui raconte avec fantaisie et brio la genèse du chef d’œuvre d’Edmond Rostand. Créée en 2016 au Théâtre du Palais-Royal, Edmond, qui connaît un grand succès couronné par cinq Molières en 2017, est actuellement en tournée, car la distribution en est double.
C’est donc une mise en abyme réussie pour Alexis Michalik, ce jeune dramaturge de 35 ans qui n’aime rien tant que prendre un classique et le revisiter. « Ca parle d’un mec qui est en train d’écrire Cyrano de Bergerac », explique-t-il, tout en reconnaissant que « tout le challenge était de mettre Cyrano dans Edmond. Comment intégrer l’esprit et l’émotion qu’on ressent en voyant Cyrano dans sa propre écriture ? » Pour ce faire, l’auteur et metteur en scène s’est beaucoup documenté. Il s’est plongé dans toutes les biographies de Rostand, dont celle de son épouse, la poétesse Rosemonde Gérard, recherchant des informations sur le théâtre de l’époque, les pièces qui se jouaient, les usages, les traditions, la durée des spectacles, les cachets des comédiens, tous éléments qui ont nourri son imagination. Il précise cependant que « son but n’a pas été de faire une biographie d’Edmond Rostand, tout comme le but de Rostand n’était pas d’écrire une biographie de Cyrano de Bergerac ». Depuis 2013, de ce sujet il avait d’abord pensé faire un film qu’il a cherché à monter sans succès. C’est après avoir vu l’adaptation théâtrale du film Shakespeare in love (dont le sujet est aussi un auteur en panne d’inspiration), qu’il s’est dit qu’Edmond avait sa juste place sur une scène de théâtre.
Le metteur en scène a particulièrement bien restitué l’atmosphère de cette époque « fin de siècle », juste avant que ne commence l’ère du cinématographe. On y évoque l’affaire Dreyfus, Georges Feydeau (Nicolas Lumbreras) et Courteline (Régis Vallée) s’y gaussent des insuccès d’Edmond Rostand (Guillaume Sentou), on y entend le Boléro (un brin anachronique !) de Ravel (Nicolas Lumbreras), on découvre les premières images de Méliès (Nicolas Lumbreras) et Antoine Lumière (Christian Mulot), on devise avec un Tchékhov anémique dans la maison close « Aux belles poules », on y voit Jules Clarétie (Christian Mulot), administrateur de la Comédie-Française, renvoyer le grand comédien Constant Coquelin de la Maison de Molière… Tout le petit monde interlope familier des théâtres s’y agite : le régisseur, le costumier (Pierre Bénézit), le vieux critique (Christian Mulot), la vieille actrice (Valérie Vogt), les deux producteurs corses Marcel et Ange Floury (Pierre Bénézit et Christian Mulot) qui se disputent la paternité du fils de la comédienne Maria Legault l’interprète de Roxane (Christine Bonnard), son habilleuse Jeanne (Stéphanie Caillol) qui est aussi la muse d’Edmond Rostand.
Les douze comédiens se partageant une trentaine de rôles, chacun campe avec énergie la silhouette de son personnage : les deux producteurs, dans un numéro de vieux mafieux corses, exigent des conditions drastiques pour la pièce, renâclant sur les décors et les costumes et imposant leur ancienne maîtresse Maria Legault. Ils iront jusqu’à oser un numéro de polyphonie corse ! Le régisseur à casquette ne se résout pas à appeler Coquelin par son prénom alors qu’il le connaît depuis longtemps ; dans les cafés, on sent monter un racisme et un antisémitisme battus en brèche par la faconde d'un patron noir, Monsieur Honoré (Jean-Michel Martial). Quant à l’épouse d’Edmond Rostand, Rosemonde Gérard (Anna Mihalcea), on la voit se débattre entre soucis d’argent et crises de jalousie. Les scènes de rue à la lueur d’un réverbère ont un charme suranné, avec le vendeur de bijoux, l’homme-sandwich, tous les personnages du petit peuple de Paris. Edmond ne va-t-il pas aussi jusqu’à prendre un train brinquebalant jusqu’à Issoudun afin de récupérer son comédien Léonidas Volny (Kevin Garnichat) l’interprète de Christian de Neuvillette, parti retrouver son amoureuse dans un hôtel de province ?
Alexis Michalik situe l’intrigue de la pièce au moment où Edmond Rostand, vaguement dépressif, a vingt-neuf ans et doute de sa vocation d’écrivain. Il vient de connaître un demi-succès avec La Princesse lointaine, interprétée par Sarah Bernhardt (Valérie Vogt) et son inspiration est en panne. Encouragé par Coquelin l’aîné, adulé du public, et par la célèbre tragédienne, il se lance dans l’écriture d’une nouvelle pièce qui, au départ ne doit comporter que trois actes et finira par en compter cinq. La genèse dura d’avril 1896 à janvier 1897, au grand dam de Rosemonde Gérard, toujours inquiète pour les finances du foyer mais affichant une foi aveugle en son écrivain d’époux. La mise en scène, tout en vivacité, joue beaucoup sur les allées et venues de Rostand entre sa table de travail et le lit conjugal.
Edmond est ici interprété par Guillaume Sentou, un comédien plein d’énergie qui arbore une fine moustache à la Dali. Alexis Michalik lui avait dit : « J’ai besoin d’un petit nerveux qui parle vite ! » Molière de la révélation masculine 2017, il donne à voir un Rostand, rongé par le doute, souvent dépassé par les événements mais bien décidé à venir à bout de la tâche qu’il s’est imposée. Et d’implorer le pardon de son ami Coquelin pour lui avoir donné « une pièce aussi inepte, aussi mal écrite », ce à quoi Coquelin rétorque : « Vous êtes fou mon jeune ami. C’est un chef d’œuvre que vous m’avez confié ! »
C’est toute l’habileté de Michalik d’intercaler dans la pièce des scènes où l’on découvre comment naît l’inspiration du poète et des scènes de la comédie héroïque de Rostand. Ce faisant le jeune auteur demeure sans doute fidèle à la réalité puisque Max Favalelli raconte dans Le Roman vrai de la IIIe République, Prélude à la Belle Epoque, que c’est aux eaux de Luchon, lors d’une rencontre avec un jeune homme mélancolique (qui aimait une jeune fille et ne savait lui parler) que le dramaturge se dit : « On pourrait en faire une comédie ». De la même manière, la scène du balcon sera inspirée à Edmond par la demande de Léonidas Volny, amoureux de Jeanne la jeune habilleuse, dont l’amour fait de lui un amoureux transi et muet. Et le dialogue des nez naîtra à la faveur d’une rencontre avec Monsieur Honoré, qui a été traité de nègre !
La mise en scène fourmille d’inventivité et de fantaisie, et l’action réglée au cordeau se déroule sans aucun temps mort. Les portes claquent, les changements se font à vue grâce à la célérité des comédiens et il se passe tout le temps quelque chose à quelque endroit du plateau. A la fin de la pièce, j’ai particulièrement apprécié l’utilisation de la scène divisée en deux pour représenter et la scène du Théâtre de la Porte Saint-Martin et ses coulisses et en même temps la scène du théâtre de la Renaissance où Sarah Bernhardt, l’admiratrice éperdue de Rostand, joue « au galop de chasse » Les Mauvais Bergers de Mirbeau afin d’être présente au cinquième acte de Cyrano !
Il y a encore de jolies inventions comme cette idée de faire remplacer au pied levé Maria Legault, menacée d’aphonie et tombée dans une trappe ( !), par Jeanne l’habilleuse, groupie de Rostand, qui connaît le rôle par cœur. Une belle manière d’exprimer l’amour du théâtre ! Et de choisir plus tardivement d’inventer le rôle du pâtissier Ragueneau et de le confier à Jean Coquelin fils (Régis Vallée). N’est-il pas très mauvais dans l’emploi du comte de Guiche parce que « c’est un méchant » ?
Et puis, de temps à autre, une phrase résonne particulièrement aux oreilles du public. Ainsi quand un personnage s’étonne que le producteur veuille absolument faire jouer sa maîtresse ou quand Jeanne rétorque à Léonidas Volny, son « Léo superbe et généreux » que le désir de la femme existe et qu’il faut savoir l’écouter !
L’émotion est bien palpable encore lors de la mort de Cyrano, superbement interprétée par Pierre Forest. Après Daniel Sorano, Michel Vuillermoz ou Depardieu, il n’est pas facile d’exister dans le rôle de cet archétype du héros romantique, grotesque et sublime à la fois, et le comédien ne démérite point. Dans le célèbre costume du personnage, il nous propose un Cyrano haut en couleurs, à « la voix d’airain », à la rondeur bonhomme mais à la mélancolie secrète, fidèle me semble-t-il au Coquelin réel. On sait que ce rôle assura à ce dernier la gloire et que Rostand lui dédia sa pièce, en écrivant : « C'est à l'âme de Cyrano que je voulais dédier ce poème. Mais puisqu'elle a passé en vous, Coquelin, c'est à vous que je le dédie. »
Enfin, quel plaisir d’entendre le texte de la pièce de Rostand : ses morceaux de bravoure (« Ce sont les cadets de Gascogne/ De Carbon de Castel-Jaloux ; Bretteurs et menteurs sans vergogne,/ Ce sont les cadets de Gascogne !... »), ses tirades brillantes (« Et que faudrait-il faire ?/ Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,/ Et comme une lierre obscur qui circonvient un tronc/ Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,/ Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?/ Non merci !... ») ; ses dialogues subtils entre Cyrano et Roxane (CYRANO – Que l’instant entre tous les instants soit béni/ Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire/ Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ? ROXANE – Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat/ Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat,/ C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi… CYRANO – De Guiche ? ROXANE – Cherchait à m’imposer… comme mari… CYRANO – Postiche ?... » Et je me suis souvenu avec émotion de mon grand-père qui connaissait par coeur cette pièce !
Avec cette comédie au rythme enlevé, dans laquelle les comédiens expriment avec une belle énergie l’esprit de troupe qui les anime, c’est un théâtre populaire et intelligent qui nous est proposé par Alexis Michalik. Celui-ci parle d’ailleurs d’un « théâtre de l’humilité » dans lequel « tous les acteurs ont une partition d’égale importance ». Et j’aimerais achever ce billet avec le terme de « panache » qui clôt la pièce dans la dernière réplique du héros. Ce mot qu’Edmond Rostand a défini lui-même dans son discours de réception à l’Académie française, expliquant entre autres que « c’est quelque chose de voltigeant, d’excessif – et d’un peu frisé […] », adjectifs qui me semblent particulièrement adaptés à l’atmosphère d’Edmond.
Vidéo : Constant Coquelin dans Cyrano de Bergerac en 1900 :
Crédit Photos : Alejandro Guerrero
Sources :
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Texte intégral et Les clés de l'oeuvre, Classiques Pocket, 6007
https://www.sortiraparis.com/scenes/theatre/articles/124899-alexis-michalik-interview-d-un-conteur-d-histoire
http://ex-libris.over-blog.com/article-le-defi-de-la-semaine-n-76-pauvre-cyrano-100998517.html