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A Saumur, en ce samedi 7 janvier 2017, Silvio Pacitto, directeur artistique du Théâtre-Le Dôme, comble ce soir-là de l’orchestre au paradis, souhaitait aux spectateurs de belles rencontres artistiques et humaines pour l’année nouvelle. Le spectacle choisi pour inaugurer celle-ci, Shamane par le chœur de chambre Mikrokosmos de Loïc Pierre, a immédiatement exaucé ses vœux : ce fut pour moi une superbe découverte.
Créée en avril 2015 à la ferme de Villafavard en Limousin, cette œuvre chorale fait partie d’un triptyque dont les Saumurois avaient déjà pu entendre La nuit dévoilée lors du festival des 1001 Voix en juin 2016. A la fin du spectacle, Loïc Pierre a expliqué que Shamane, spectacle en constante évolution, prendra désormais le titre de Jumala et qu’il sera le premier volet de cette trilogie consacrée à la Nuit, dont il prépare déjà la troisième partie, La nuit m’étonne. La représentation de ce samedi était donc la « première » de cette nouvelle étape.
Avec cette représentation, le spectateur se trouve d’emblée plongé dans un univers nocturne et onirique d’où surgissent les chanteurs, une lanterne à la main. Vêtus de longues et vastes jupes de satin soir, de blouses noires aux manches bouffantes, rehaussées de mancherons et d’un col rouge en façon de pectoral, recouvert de colliers ethniques en métal ou en perles de couleur, ils forment un chœur équilibré d’une petite trentaine de jeunes chanteurs de moins de trente ans, tous hommes et femmes confondus dans un même mouvement. Evoluant, autour d’un tambour japonais situé au milieu de la scène et figurant le dieu scandinave (finnois ?) des chênes Jumala, ils vont inviter le spectateur, envoûté par le charme (au sens propre de carmen) des voix, à une cérémonie secrète en l’honneur du dieu caché. Venues d’Europe du Nord, inspirées en partie par les Vêpres a cappella de Rachmaninov, les pièces chantées dans une langue imaginaire ou inconnue convoqueront alors l’auditoire à la danse et à la transe, le plongeant dans un univers mystérieux. Avec pour seul accompagnement musical les battements du tambour et les sons discrets de la guimbarde ou du triangle.
Soucieux de casser les codes du chant choral traditionnel, Loïc Pierre fait appel à des répertoires et à des couleurs vocales très dépaysantes. Il propose de plus une scénographie qui fusionne la salle et la scène. « Lorsque les conditions et les œuvres s’y prêtent, nous pouvons totalement entourer le public pour le submerger de sons », explique le maître de chœur. C’est ainsi que les chanteurs se déplacent plusieurs fois de la scène vers les fauteuils d’orchestre, enfermant le public de leurs silhouettes, qu’éclairent leurs lanternes, parfois confiées à l’un ou l’autre spectateur. Cette proximité physique crée une atmosphère très particulière, dont Loïc Pierre dit qu’elle « apporte un tout autre sens à la pièce ». Le public a en effet l’impression d’être partie prenante de ce rite quasi-chamanique. Sensation que j’ai éprouvée avec acuité lorsque, immédiatement derrière moi, un des chanteurs a lancé une exhortation au dieu, évoquant la neige, le sang, le cerf, convoquant ainsi les forces de la Nature.
Cette impression d’être immergé dans le chant est confortée par la puissance et la modulation des voix. Allant du bourdonnement au cri en passant par le chuchotement, multipliant les reprises et variant les rythmes, tout en maîtrisant la ligne mélodique, les chanteurs nous font pénétrer dans un monde de légendes, servi par un très beau travail sur la lumière. Le fond de scène, ainsi que les lanternes, passeront du bleu ciel au jaune, tandis que le tambour central deviendra de plus en plus rougeoyant, comme habité par la présence intime du dieu. A d’autres moments, les chanteurs se profileront en ombres chinoises. Loïc Pierre ne se veut-il pas scénographe ? « Je suis aussi un homme d’images, explique-t-il. Mais les images doivent être avant tout liées au son. Mon exigence me pousse à être avant tout attentif à la matrice sonore car je pense que Mikrokosmos a une couleur très particulière, sans doute très influencée par les Nordiques […] Quant à la mise en scène, il est indispensable que l’œuvre la suscite pour ne pas verser dans l’effet. »
Par moments, sur scène, on verra hommes et femmes s’affronter par la voix et par le mouvement. De part et d’autre du tambour, frappé par une chanteuse blonde ou par le maître de chœur, dans une gestuelle très particulière, ils s’aimanteront, se repousseront. On se demande alors si c’est le son qui crée le mouvement ou bien l’inverse. C’est bien ce qu’exprime Antonella Bussanich, une artiste qui a travaillé avec Mikroskosmos, lorsqu’elle écrit : « Le son est l’énergie invisible qui déclenche une onde qui perturbe un grand espace […] étrange relation entre le visible et l’invisible, le geste et la parole. »
J’ai particulièrement aimé le tableau final du spectacle, qui voit les chanteurs s’asseoir peu à peu en rond autour du tambour rougeoyant tandis que le noir se fait. On entend alors des pépiements d’oiseaux et comme un battement d’ailes. Après l’émotion et le bouleversement de la transe chamanique, dans une atmosphère sereine et silencieuse, le dieu est enfin advenu. On sait que dans la mythologie finnoise, aux limites de la terre se trouve Lintukoto (« la maison des oiseaux »). Les oiseaux y sont très importants puisqu'ils apportent l'âme des humains au moment de la naissance et l'emportent au moment de la mort. C’est tout cet humus mythologique et légendaire qui contribue sans conteste à la beauté du spectacle.
Après les saluts, Loïc Pierre a remercié les Saumurois de leur chaleureux accueil. Il leur a expliqué le lent travail de gestation de cette trilogie consacrée à la Nuit. Il a insisté sur le travail collectif de sa troupe de chanteurs dont il écoute les propositions, tout en demeurant le maître, a-t-il souligné en souriant. Ce Mikrokosmos (dont le nom est né de son admiration pour le Mikrokosmos pour piano de Béla Bartók) est pour lui un véritable « laboratoire d’enthousiasme ». Avec ce chœur, le spectateur a fait la connaissance d’un Loïc Pierre créatif et généreux qui souhaite sortir de l’académisme du rituel du concert et dissoudre les frontières entre les arts. Et après ce beau spectacle, on pourra en effet s’interroger avec Michel Lemay : « Est-ce de la poésie ? Est-ce de la mélodie ? Ou bien une tranche de souffle cosmique ? »
Sources :
http://www.choeur-mikrokosmos.fr/accueil
Interview de Loïc Pierre par Tutti Magazine, La musique à voir et à entendre, 7 mars 2012.
Crédit Photos : François Manrique