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Jeudi 17 novembre 2016, des effluves de musc, de benjoin et de jasmin se sont répandus dans le théâtre de Saumur. La compagnie Orten et ID Production y jouait une pièce de Rayhana, A mon âge je me cache encore pour fumer. Créée en 2009 à la Maison des Métallos, cette pièce, qui se passe dans un hammam, a fait aussi l’objet d’un long métrage, primé au Festival de Thessalonique, et dont la sortie est prévue début 2017. Mais avec cette pièce en façon de tragi-comédie, on est bien loin du bain maure idéalisé par Ingres ou Delacroix. Ici, avec ses heurs et ses malheurs, c’est la vie contrainte et muselée de la femme maghrébine qui est déclinée à travers neuf personnages féminins.
Le décor épuré est composé d’un parallélépipède beige, symbolisant la mosaïque des bains, sur lequel évolueront les personnages. De derrière surgiront les ustensiles nécessaires au bain, au massage, à l’épilation, à la toilette : vieilles bassines de métal gris, petits tabourets de bois, tubes de shampoing, éponges et serviettes… A cour, un grand trapèze noir permettra aux femmes de suspendre leurs vêtements, derrière lesquels elles se dévêtiront. L’on y découvrira dramatiquement que, selon le proverbe marocain, « l’entrée dans le hammam n’est pas comme sa sortie ».
Dans ce lieu clos, loin du regard des hommes, tout commence par un moment de temps suspendu durant lequel la masseuse en chef Fatima savoure les bouffées d’une cigarette interdite. Instant de plaisir, vite rompu par l’arrivée dramatique de Myriam (Rayhana), une jeune femme enceinte poursuivie par la furie vengeresse de son frère, bien décidé à venger son honneur. Fatima, femme de tête (et de cœur) la cache dans une cambuse qu’elle ferme à clef. Elle y demeurera le temps de la pièce, à l’insu des autres femmes qui viennent dans le hammam et prendront la parole. Cette présence-absence est pourtant bien là comme une menace voilée… J’ai aimé la remarque d’un critique qui a pensé à Shéhérazade reculant par la parole le moment de la mort.
A travers les neuf personnages féminins qui se succèdent sur scène, le spectateur découvre les multiples facettes de la femme algérienne, présentées sans manichéisme. Encouragée par Fatima, la masseuse pleine de compassion, mère de huit enfants, au verbe haut, qui ne croit ni à Dieu ni à Diable, chacune à sa manière va exprimer la servitude dont elle est victime. La jeune masseuse apprentie de vingt-neuf ans rêve naïvement de se marier et de partir en France ; Nadia (Rébecca Finet) vient de divorcer et va reprendre ses études ; Louisa (Catherine Giron) se souvient de sa terrible nuit de noces à dix ans et évoque son amour caché pour son beau-frère ; l’une exalte l’amour physique tandis que l’autre, dont le mari, torturé dans son enfance, est devenu terroriste, voue son propre fils au jihad ; il y a encore l’ex-belle-mère, notable, fille et petite-fille d’imam, qui vit dans la crainte de Dieu, et la mère immigrée en France qui, de retour au bled, cherche une jeune fille vierge pour son fils.
Ces femmes combatives, au caractère bien trempé, et de conditions diverses, tout en se prodiguant mutuellement des soins, confrontent leurs point de vue, se chamaillent, s’affrontent, s’opposent, se réconcilient, se réconfortent, s’affirment enfin. Dans cette clôture où elles prennent soin d’un corps qui ne leur appartient pas, elles parlent crûment, violemment, impudemment, impudiquement, tout en maniant une ironie tragique ravageuse : Valéry ne disait-il pas que « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau ? » Tout en se lavant, en se massant, en se coiffant, en s’épilant, elles délivrent ainsi une parole au vitriol, livrant au public leurs blessures les plus intimes et leurs aspirations les plus profondes.
Les comédiennes interprètent avec force et passion ces femmes à qui les hommes et Dieu dénient le droit d’exister, menacées qu'elles sont par tous les serpents de l’enfer. Dans ce lieu clos où la parole se libère sans fard se dessine une Algérie en proie aux compromissions et à la corruption politique, gangrenée par l’intégrisme et les exactions islamistes (cela se passe pendant les « années noires »), et où la France apparaît naïvement comme un Eldorado.
L’art du metteur en scène est d’avoir su harmoniser ces voix diverses dans une polyphonie qui équilibre la parole de chacune. J’ai été sensible encore aux évolutions maîtrisées des personnages, dans une atmosphère de tons chaleureux de brun et de beige, entre sable, cuivre et henné, servie par les belles lumières de Franck Michallet. L’ensemble trouve son point d’orgue avec une chorégraphie voilée et éclatante, blanc, rouge et or, qui clôt tragiquement la pièce.
A la fin de la pièce, j’ai pensé à L’Assemblée des femmes d’Aristophane, et je me suis dit qu’il est encore long le chemin vers la véritable libération de la femme. Entre prosaïsme et revendication, entre humour et révolte, entre you-you et chansons modulées, entre bruits de bombes et insultes misogynes, j’ai surtout admiré le courage de ces comédiennes. Par les temps qui courent elles nous disent haut et fort que résister n’est pas un vain mot !