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16 octobre 2016 7 16 /10 /octobre /2016 20:33
Echec et mort : Adieu l'Europe, de Maria Schrader.

 

Ayant étudié il y a longtemps avec mes élèves de Terminale Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, j’ai eu envie, fin septembre, de voir Adieu l’Europe (Vor der Morgenröte), le long métrage de Maria Schrader, consacré aux dernières années d’exil au Brésil de l’écrivain viennois, de 1940 à 1942. C’est en effet en 1941, à Petrópolis qu’il commença une étude sur Montaigne, acheva son autobiographie, Le Monde d’hier et rédigea sa célèbre Nouvelle des échecs (Schachnovelle), traduite en français par Le Joueur d’échecs. Deux jours avant son suicide, il en avait envoyé le manuscrit à son éditeur réfugié en Suède. A cet égard, le film est décevant, qui ne fait guère allusion à la rédaction de l’œuvre, cherchant surtout à montrer l’état d’esprit d’un artiste en exil, déchiré et torturé moralement par ce qui se passe alors en Europe.

Sollicitée par le producteur Denis Poncet pour faire un film sur Zweig, Maria Schrader explique ainsi son propos : « Je me suis particulièrement intéressée aux dernières années de la vie de Stefan Zweig. On peut lire ce passage de sa biographie comme un récit allégorique de l’exil. Il avait échappé à la guerre mais était hanté par elle. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce qui se passait à l’autre bout du monde. Cette empathie et cette sensibilité témoignent des qualités humaines qui ont contribué à sa gloire d’écrivain mais causèrent sa perte. » Le film est donc bien loin d’un biopic classique, puisqu’il se présente en un découpage de scènes sans véritable lien entre elles. Cette succession de tableaux contribue à créer cette curieuse sensation d’errance qu’éprouva sans doute cet Européen de cœur. Le film est peut-être aussi inspiré par Les Très Riches Heures de l’humanité (1927), ensemble de douze nouvelles qu’il consacra à douze événements marquants de l’Histoire.

Maria Schrader fait ainsi le choix de cinq moments de l’exil, intimes ou publics, qu’elle cherche à « explorer dans leurs moindres détails, sans avoir à les replacer dans un lien de causalité. » Le film s’ouvre sur une rencontre du PEN Club, rassemblant 90 écrivains de 50 pays, en septembre 36 à Buenos-Aires. Alors que l’écrivain Emil Ludwig  égrène le nom de tous les grands auteurs allemands victimes d’autodafé et partis en exil, que l’on attend de Stefan Zweig qu’il prenne position, celui-ci ne se résout pas à critiquer ouvertement le régime nazi. Il faut savoir que Zweig était apolitique par conviction et qu’il pensait être plus utile par ses œuvres, par la création littéraire, par la force de l’esprit. Vision naïve, sans doute, d’un auteur dont les œuvres avaient été brûlées en 1933 et qui était depuis 1935 sur la liste des intellectuels juifs indésirables !

Ce n’est qu’en février 1934, après la fouille de sa maison du Kapuzinzerberg par la police, qu’il se résoudra à quitter l’Autriche pour s’installer seul à Londres. Il rompt alors avec l’Allemagne mais se refuse à juger l’Autriche qui rejette le nazisme mais a adopté le régime autoritaire de Dollfuss. Il publie notamment sa biographie de Marie Stuart, un recueil de nouvelles intitulé Kaleïdoscop,  des essais, fait une tournée triomphale au Brésil, et accomplit de nombreux allers et retours entre Angleterre et Autriche afin de régler ses affaires. En 1937, il vend sa maison de Salzbourg et se sépare définitivement de sa femme Friderike (Barbara Sukowa) avec laquelle il restera en bons termes. Leur divorce ne sera prononcé que fin 1938. En mars 1938, après l’Anschlus, le 12 mars, ses biens sont saisis par la Gestapo. Il n’a plus de patrie, plus d’éditeur et éprouve comme « un saut dans le vide ». Tout en s’efforçant d’aider ses compatriotes exilés après la Nuit de cristal, il se vit comme apatride et inutile. Amputé de sa langue maternelle, il a l’impression de ne plus exister comme écrivain. Il s’installe à Bath après un autre voyage aux USA au début de 1938. Il évoque alors la Vienne d’autrefois dans son unique roman La Pitié dangereuse et dans sa conférence, La Vienne d’hier, tout en œuvrant à sa biographie de Balzac. En 1939, la déclaration de guerre est « un coup de marteau sur la tête ». Il poursuit ses tournées de conférences en Angleterre et aux USA et, en septembre, épouse Charlotte Elisabeth Altmann dite Lotte (Aenne Schwarz), sa secrétaire, dont la jeunesse ne le sauvera pas. L’invasion de la France est un traumatisme pour lui et il envisage alors déjà de mettre fin à ses jours.

C’est au cours d’une tournée aux USA et en Amérique du Sud qu’en novembre 1940, il décide avec sa nouvelle épouse de ne pas regagner l’Europe. A Rio, en août 1940, il commence son autobiographie, finit un essai commandé par le Brésil et entreprend une tournée en Amérique du Sud, tout en se plaignant que ses voyages l’empêchent de travailler. La disparition de nombre de ses amis l’attriste. Devenu un émigrant, il se rend à New-York en juillet, puis au Brésil, en Argentine, en Uruguay pour revenir à New-York en décembre. En septembre 1941, après quelques semaines à Rio, les époux Zweig s’installent à Petrópolis. Il y ressent d’abord un apaisement puis se plaint de ne plus disposer de sa bibliothèque et d’être privé de ses amis. Il achève son autobiographie, Le Monde d’hier, et écrit Le Joueur d’échecs. Cette nouvelle s’inspire des parties des grands joueurs qu’il apprend pour se détendre et qu’il rejoue avec sa femme. Si elle reprend le thème du jeu déjà traité par Zweig dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, elle est en fait une confession transposée. Surmontant sa réserve en matière de politique, faisant fi de sa tendance à esquiver les problèmes, l’écrivain, terrassé par les nouvelles de la guerre en Europe, s’engage derrière le « je » du narrateur. Il projette en outre une vision idéalisée de lui-même à travers le personnage du Docteur B. Quant à la solitude d’une petite ville brésilienne, n’est-elle pas métaphorisée à travers l’image du prisonnier ?

Tout en travaillant à son essai sur Montaigne l’humaniste consolateur, il écrit dans son journal à propos du roman Clarissa, qu’il n’achèvera pas : « Esquissé simplement la première partie, interrompu ensuite à cause du travail sur le Montaigne, troublé par les événements et l’absence de liberté dans mon existence. Stefan Zweig, novembre 1941-février 1942. » A cette époque, le Brésil s’apprête aussi à entrer en guerre contre l’Axe. Lors du carnaval de Rio où ils ont été invités par Ernst Feder (Matthias Brandt), le rédacteur en chef du journal berlinois Berliner Tageblatt, Les époux Zweig apprennent la nouvelle de la chute de Singapour et l’offensive allemande en Lybie. Pour Zweig, c’est le coup de grâce : il entraîne Lotte dans la mort et ils se suicident le 22 février 1942 en absorbant du véronal, après avoir réglé leurs affaires courantes.

Si le spectateur ignore un tant soit peu qui est Zweig et l’état d’esprit qui l’anime à ce moment de sa vie, il peut facilement s’ennuyer !  Ce sont en effet essentiellement ces deux dernières années d’errance que retrace Maria Schrader. Faisant le choix du point de vue de l’écrivain, elle met en scène ses émotions, ses joies, ses déchirements, son malaise grandissant. Sous le soleil brésilien, en dépit des hommages qui sont rendus à son talent, on voit un homme déchiré par le destin collectif de l’Europe et le sort particulier de nombre de ses amis. Admirant la luxuriante jungle brésilienne devant sa maison de Pétrópolis, il ne peut s’empêcher d’y voir une ressemblance avec les Alpes bavaroise. Au cours d’une visite dans un village perdu de la campagne brésilienne, il est ému devant une fanfare qui joue Le Beau Danube bleu. Lors de son second passage à New-York, on le voit en colère manifester son impuissance à ne pouvoir aider ceux qui sont encore en Europe et qui le sollicitent pour une aide : « Que lui-même, hier encore si célèbre et si chaleureusement accueilli dans nombre de pays étrangers, fasse maintenant partie d’apatrides et de suspects, représentait tout simplement l’enfer sur terre », disait Hannah Arendt.

Pour interpréter l’écrivain en exil, en proie à un malaise mortifère croissant, et au caractère pas toujours très agréable, il fallait un comédien crédible et habité. Maria Schrader a donc choisi Josef Hader, ayant à cœur que « la langue maternelle de chaque comédien  corresponde à celle du personnage historique qu’il interprète. » Elle précise : « Josef Hader est lui-même un auteur, un artiste qui exprime ses positions à travers ses textes. Lui aussi s’expose aux critiques et il a une responsabilité en tant que personnalité publique, un statut qu’il partage avec Stefan Zweig. » Le comédien interprète avec sensibilité et retenue cet écrivain tourmenté, culpabilisé par son impuissance, et rongé par la nostalgie de l’Europe.

S’attachant aux moindres détails des dernières années de la vie de Zweig (ses cigares, son jeu d’échecs, son chien Plucky qu’un couple de jeunes amis lui offre trois mois avant sa mort, l’asthme de Lotte), Maria Schrader présente ainsi un Zweig attachant. Avec lui, elle fait le portrait de l’intellectuel arraché à sa patrie, à sa langue, dont l’exil, l’horreur devant le destin de l’Europe, et le désespoir tarissent les dernières forces : « Que pèse mon travail face à cette réalité ? » demande l’écrivain désabusé. Et dans la Préface du Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, on peut lire : « Chacun de nous, même le plus infime et le plus humble, a été bouleversé au plus intime de son existence par les ébranlements volcaniques ininterrompus de notre terre européenne ; et moi, dans la multitude, je ne saurais m’accorder d’autres privilèges que celui-ci : en ma qualité d’Autrichen, de Juif, d’écrivain, d’humaniste et de pacifiste, je me suis trouvé à l’endroit exact où ces secousses sismiques exerçaient leurs effets avec le plus de violence. Par trois fois, elles ont bouleversé mon foyer et mon existence, m’ont détaché de tout futur et de tout passé, et avec leur dramatique véhémence, précipité dans le vide. »

La mise en scène, simple et classique, est mise au service de cette avancée inexorable vers la mort. Sous son chapeau de paille et dans son léger costume d’été beige, véhiculé par son chauffeur sur des routes mal entretenues, on sent un homme absent à lui-même et déjà hors du monde. C’est toute cette souffrance indicible qui se trouvera exprimée dramatiquement dans la lettre ultime, trouvée auprès du corps des époux suicidés. La scène de la mort est traitée d’une manière discrète et elliptique, en un long plan-séquence, le lit de mort étant vu à travers la glace de la porte ouverte d’une armoire. Tandis que la fidèle servante brésilienne égrène des Ave maria, c’est une amie de Zweig, écrivain et diplomate, qui lit à voix haute la lettre d’adieu de l’écrivain viennois : « […] Maintenant […] le monde de mon langage a disparu pour moi et […] ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même. Mais à soixante ans passés, il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par de longues années d’errance. Aussi je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »

Adieu l’Europe intéressera surtout ceux qui connaissent l’œuvre de Zweig et ce n’est certes pas un film grand public. Ce long métrage documenté et introspectif apporte pourtant un éclairage mélancolique sur les dernières années de ce grand Européen qui ne se remit pas de voir la fin de ses idéaux dans une Europe à feu et à sang. Alors que, dans Le Joueur d’échecs, la lutte du Docteur B. pour sa survie, son courage et sa volonté, peuvent être interprétés comme des signes d’espoir, le film de Maria Schrader est plus pessimiste. Ici, le destin fait définitivement échec et mat (le mot mât signifiant mort dans l’arabe du XII° siècle) au joueur-écrivain Stefan Zweig.

 

Sources :

Allo-Ciné : Secrets de tournage

Le Joueur d’échecs, Corinne Chichella, Ellipses

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commentaires

M
Je n'ai pas lu toute l'oeuvre de Zweig mais cet homme qui perd ses illusions et ses amis et s'enfonce dans la douleur n'est pas aisé à représenter au cinéma. Cette approche est intéressante mais comme vous le dites, je pense qu'elle n'intéressera que des initiés. Dommage!
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C
Oui ! C'est un film pour les "happy few" !
M
J'avoue assez mal connaître cet écrivain. J'en sais un peu plus sur lui <br /> grâce à vous. Merci Catheau
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C
Un grand Européen ! Par les temps qui courent, il faut lire ses Souvenirs d'un Européen.
C
Le Joueur d'échecs me rappelle à moi aussi quelques souvenirs "d'avec mes Terminales"...<br /> Il y a un moment dans cette fin de vie si tourmentée de Zweig qui m'a toujours fascinée et qui est peu documenté, c'est sa rencontre avec Bernanos, juste avant son suicide.
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C
Sébastien Lapaque, à l'occasion de la publication de la biographie de Zweig par Laurent Seksik en 2010, écrit que cette rencontre étonnante à Barbacena mériterait une pièce de théâtre !

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