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Maxime d'Aboville recevant le Molière du comédien 2015 pour le rôle de Barrett dans The Servant.
Samedi 31 octobre 2015, je suis allée avec ma fille voir The Servant au Théâtre de Poche-Montparnasse dans la mise en scène de Thierry Harcourt. C’est Laurent Sillan qui a adapté cette nouvelle (1948) de Robin Maugham, le neveu de Somerset Maugham. Maxime d’Aboville, dans le rôle du valet Barrett, a reçu le Molière du comédien 2015 dans un spectacle privé.
J’avais bien sûr en mémoire Dirk Bogarde interprétant magistralement le même personnage inquiétant et pervers dans le film de Joseph Losey (1963), scénarisé par Harold Pinter, et je craignais d’être déçue. Pourtant, je dois dire que Maxime d’Aboville livre ici une interprétation qui n’a rien à envier à celle du comédien anglais tant il joue avec noirceur et veulerie le rôle de ce domestique qui entraîne son maître dans la dépendance et la dépravation.
On connaît le synopsis d’une œuvre qui orchestre, dans le milieu de la haute société britannique, le renversement de la dialectique du maître et de l’esclave. Joseph Losey, le metteur en scène anglais, en parlait comme « une sorte d’histoire de Dorian Gray, mâtinée de mythe faustien ». De retour des colonies d’Afrique où il a sans doute vécu une expérience traumatisante dont on ignorera tout, Tony (Xavier Lafitte), un jeune lord désœuvré embauche un serviteur (Maxime d’Aboville) qui va vite se révéler indispensable. En dépit des mises en garde de ses proches, sa fiancée Sally (Alexies Ribes) et son ami fidèle Richard (Adrien Melin), Tony, qui semble avoir perdu le goût de vivre, s’en remet corps et âme à son valet qui l’entraîne bientôt dans ses turpitudes. Il sera secondé dans ses basses œuvres par sa maîtresse Véra qu’il fait passer pour sa sœur et ensuite par Kelly, une autre femme de petite vertu. Les deux rôles de la blonde et de la brune sont joués par Roxane Bret, dont c’est je crois le premier rôle au théâtre, et si elle surjoue parfois, elle n’en est pas moins assez convaincante dans le rôle.
L’action se passe dans un décor des années 50 qui se crée peu à peu sous nos yeux. En effet, quand la pièce commence, le jeune dandy, de retour à Londres, évolue dans un intérieur impersonnel recouvert de draps blancs. Peu à peu grâce aux bons offices de Barrett, la maison se métamorphose en un lieu cossu et chaleureux : canapé, buffet en loupe d’orme, tapisserie aux grosses fleurs. On notera les éclairages qui contribuent à l’intimité et au resserrement d’un lieu que le maître, englué dans la toile d’araignée de son serviteur, ne voudra bientôt plus quitter. Les changements de décor s’opèrent à vue et Tony, le maître, est aussi à la peine.
La scène du Petit Théâtre de Poche sied à merveille à ce huis-clos étouffant dans lequel Barrett séduit insidieusement son maître en se rendant indispensable. Au début sanglé dans un pardessus gris foncé au col de velours noir, un rien compassé, professant une obéissance sans faille, le valet aux cheveux gominés fait forte impression sur un Tony qui semble avoir abandonné toute volonté et s’en remet totalement à lui. Maître-orchestre de la décoration des lieux, cuisinier hors pair, pourvoyeur d’alcool, entremetteur, Barrett réveille aussi la sexualité endormie de son maître en partageant avec lui sa maîtresse.
Dans ce rôle de démon tentateur, à l’homosexualité latente, Maxime d’Aboville est surprenant de séduction doucereuse, d’obséquiosité et de perversité calculée. Les yeux outrageusement cernés, les mains gantées de blanc, ce domestique bien sous tous rapports poursuit farouchement sans désemparer son entreprise d’asservissement. La découverte de la vraie nature du serviteur par le maître n’empêchera nullement Tony, proie vulnérable et consentante, de retomber dans ses filets. La pièce se clôt sur la fuite de Tony dans la coulisse où il rejoint les deux acolytes dont on entend les rires pervers.
La réussite de cette adaptation tient sans doute encore à l’élégance d’une mise en scène fluide et rigoureuse, qui ne tombe jamais dans l’excès ou la vulgarité. Un humour discret, la justesse nuancée de retenue du jeu des jeunes comédiens, les bruns, les mauves des costumes, la musique jazzy qui accompagne le texte avec pertinence, tous ces éléments concourent à créer un spectacle « british » et fascinant, qui fait du valet Barrett une sorte de Tartuffe à l’anglaise.
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