Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
Il paraît qu’après avoir assisté à la première du Revizor ou l’inspecteur du gouvernement de Nicolaï Vassiliévitch Gogol, à Saint-Pétersbourg, le 19 avril 1836, le tsar Nicolas 1er aurait déclaré avec un sourire désabusé : « Tout le monde en a eu pour sa part, et moi un peu plus que les autres. » Et c’est bien l’impression que le public saumurois a pu ressentir lors de la représentation de cette comédie en cinq actes qui était jouée jeudi 9 avril 2015 au Théâtre de Saumur par la Compagnie Toda Vía Teatro, dans une mise en scène de Paula Giusti et une traduction d’André Markovicz. La peinture des caractères, des types, particulièrement ceux de la bureaucratie russe, et de l’atmosphère générale y est incisive et cette satire sociale est plus que jamais d’actualité. D’ailleurs, le texte ne porte-t-il pas en épigraphe : « Ne t’en prends pas au miroir si ton visage est de travers » ?
Cette pièce, qui fut écrite sur une idée de Pouchkine et qui donna à son auteur une gloire panrusse, se structure autour de l’annonce de la venue prochaine d’un inspecteur général dans une petite ville de province. Au temps de l’absolutisme russe, ce personnage jouissait de pouvoirs très étendus, et pouvait prendre des mesures disciplinaires et des sanctions immédiates ; il inspirait ainsi la plus grande crainte.
Dans l’angoisse de voir leurs magouilles et autres pots de vin découverts, les principaux notables du lieu, le bourgmestre Anton Antonovich (Laure Pagès), le directeur des postes Ivan Kouzmitch (Dominique Cattani), l’inspecteur des collèges Louka Loukitch (Florent Chapellière), le directeur des hôpitaux Artémi Filippovitch (André Mubarack), le juge Ammos Fiodorovich (Mathieu Coblentz), le propriétaire foncier Dobtchinski (Florian Westerhoff) vont tomber dans un piège qui va dévoiler leurs compromissions et leur bêtise. Croyant reconnaître l’inspecteur du gouvernement dans le viveur Khlestakov, ces petits bureaucrates attachés à leurs prérogatives et à leurs privilèges mettent tout en œuvre pour s’attacher ses faveurs. Aidé de son valet Ossip (Dominique Cattani), le jeune débauché n’a aucun scrupule à profiter de l’aubaine, acceptant réceptions et espèces sonnantes et trébuchantes. Il ira jusqu’à se fiancer avec Maria la fille d’Anton Antonovich (Larissa Cholomova) après avoir aussi séduit l’épouse de ce dernier, Anna (Sonia Enquin).
L’intrigue se déroule à une cadence rapide jusqu’au moment où le faux inspecteur disparaît aussi vite qu’il est arrivé. Au moment où le directeur des postes, qui a violé le secret de la correspondance, révèle l’imposture, apparaît un gendarme qui annonce l’arrivée du haut fonctionnaire dépêché par Sa Majesté. Celui-ci somme le bourgmestre de se présenter immédiatement à l’hôtel où il est descendu…
La trouvaille scénographique de Paula Giusti, c’est d’avoir fait de Khlestakov, imposteur malgré lui, une marionnette (elle est en cela l’héritière du bunraku, théâtre traditionnel japonais qui fait usage de marionnettes à taille humaine). Celle-ci est manipulée par le valet Ossip ou par les autres personnages, dans les scènes chorales. Si ce choix particulier a pour effet de révéler de suite l’imposture – ce qui, pour certains, peut sembler infléchir le sens de la pièce – il a pour vertu de tirer résolument cette mise en scène vers la farce. Affublés de faux nez (souvenir de la nouvelle Le Nez ?), de maquillages charbonneux, les comédiens jouent façon Comedia dell’arte, forçant le caractère de leur personnage. On adhère ou pas, mais ils apparaissent bien ainsi comme des automates, frères eux-mêmes de la marionnette Khlestakov. Comme dans Le Nez, où le personnage découvrait un nez dans du pain, la fin de la pièce frôle le fantastique quand la main de la marionnette reste dans celle de Maria, dépitée de voir s’en aller son fiancé d’un jour. Le fantastique affleure aussi quand les habitants du village viennent se plaindre auprès de Khlestakov et que, parmi eux, se trouvent des marionnettes.
Dans sa note d’intention, Paula Giusti insiste sur l’aspect éminemment comique de l’œuvre : « […] l’univers de Gogol en entier m’attire, me fait rire, ou plutôt m’envahit d’un « sourire radieux », comme dirait Nabokov. » Ce rire décapant, qui démasque, qui sonde les reins et les cœurs, n’est guère éloigné de celui d’un Molière dans ses grandes comédies de mœurs.
La scénographie adoptée est sobre, présentant sur scène les différents lieux de l’action entre trois portes mobiles : la chambre d’hôtel de Khlesatkov et le salon du bourgmestre Anton. Le passage d’un acte à l’autre se fait par le biais des didascalies qui scandent la progression dramatique. A jardin, le musicien Carlos Bernardo Carneiro Da Cunha se tient derrière un clavier, ponctuant l’action et les gestes des personnages avec une guitare ou un xylophone.
Impeccablement réglée comme une chorégraphie, cette mise en scène fait la part belle aux comédiens qui ont tout le loisir de pousser leur personnage vers la caricature et ils ne s’en privent pas. A cet égard, le quarteron de bureaucrates, sanglés dans leurs vêtements couleur de muraille, joue sa partition avec jubilation (en dépit de quelques longueurs), notamment lorsque chacun se présente devant le pseudo-inspecteur.
Par ailleurs, j’ai particulièrement apprécié le jeu de Dominique Cattani, « l’artiste de foire », le montreur de la marionnette Khlestakov, qui manipule celle-ci avec discrétion, précision et vélocité. Comme d’autres comédiens, il joue d’ailleurs plusieurs rôles.
J’ai certes été « bluffée » par la prestation de Laure Pagès, la comédienne qui interprète Anton le bourgmestre et qui mène la pièce tambour battant. Cependant, je suis toujours gênée quand les rôles d’hommes sont tenus par des femmes ; m’en étant de suite rendue compte, cela a inévitablement parasité mon regard.
En revanche, j’ai beaucoup aimé la scène où Anna, la femme d’Anton, danse avec Khlestakov un tango, petit clin d’œil à l’origine argentine de Paula Giusti. Instants poétiques suspendus qui viennent illustrer les intentions du metteur en scène : « Je voulais trouver et montrer l’humour et la poésie qui font partie de la vie. »
Gogol avait rêvé de faire une grande carrière dans l’administration. Son échec est peut-être à l’origine de cette satire sociale sans concession d’une caste qui n’en finit pas de faire des émules. Mais en même temps, c’est à chacun qu’il tend un miroir et il nous invite à nous poser la question : « De quoi riez-vous ?... C’est de vous-mêmes que vous riez !… »
Sources :
Programme de la Direction des Affaires Culturelles
Dictionnaires des œuvres de tous les temps et de tous les pays, Laffont-Bompiani, V, Robert Laffont