Richard Croft dans le rôle de Gandhi
Depuis longtemps, j’aime la musique de Philip Glass, lancinante comme la pulsation des vagues, et que j’écoute en boucle. Samedi 19 novembre 2011, son opéra Satyagraha était retransmis du Met en HD, dans 1400 salles de cinéma à travers le monde, une occasion unique pour le public de découvrir ce compositeur génial.
Satyagraha est un mot inventé par Gandhi lui-même, Satya signifiant vérité et Graha fermeté. Ce titre se réfère ainsi au concept de résistance non-violente (ahimsâ) à l’injustice qu’initia Gandhi. Le satyagrah (« la force née de la vérité et de l'amour ou non-violence ») est l'aboutissement de cette vérité contre des lois ou des systèmes injustes au travers d'une lutte non violente. Gandhi considère même le satyagraha supérieur à la désobéissance civile ou à la résistance non-violente car le terme implique de servir une cause juste et devient de ce fait l'arme des forts et non plus l'arme des faibles.
Le texte est inspiré de la Bhagavad Gîtâ, le « chant du Bienheureux » ou « Chant du Seigneur », dont Gandhi fit lui-même un commentaire. C’est la partie centrale du poème épique du Mahabarata. Ce texte est un des écrits fondamentaux de l'hindouisme, souvent considéré comme un « abrégé de toute la doctrine védique ». Il est chanté en sanscrit, une performance remarquable pour les interprètes. Renonçant à l’utilisation de sous-titres (le sanscrit étant une langue étant faite pour être entendue), la production ne projette que des phrases-clés (souvent des prières que récitait Gandhi) sur le fond de scène ou sur des accessoires. Rareté d’un texte, qui confère à l’œuvre une haute élévation morale.
L’opéra, composé en 1980 sur une commande de l’Opéra de Rotterdam, se déroule en trois actes pour orchestre, chœur et solistes. Philip Glass prêta aussi la main au livret, écrit par Constance De Jong. Fondé sur la vie de Mohandas Karamchand Gandhi, l’œuvre forme le second volet d’une trilogie de portraits, dont le but est de mettre en scène des personnages qui changèrent le monde. Les premier et troisième volets sont intitulés Einstein on the beach et Akhnaten. La seconde partie, à travers les trois personnages historiques de Tostoï, Tagore et Luther King, évoque la pensée et la vie de cet apôtre de la paix que fut Gandhi.
Enthousiasmé par Einstein, le directeur général de l’Opéra des Pays-Bas, Hans de Roo, avait proposé au musicien d’écrire pour toutes les forces de son opéra, dont l’orchestre. Cet opéra, dont la première eut lieu en 1980, constitue donc un tournant décisif dans la carrière de Glass puisqu’il revient ici pour la première fois à la forme orchestrale après dix années de recherches sur le minimalisme. Il le dit lui-même : « Depuis, je ne me suis plus arrêté et je dois dire qu’ayant étudié l’orchestre avec Nadia Boulanger, je peux aujourd’hui sentir l’ombre de Fauré et des grands Français planer sur bon nombre de mes compositions. » Depuis la première, l'opéra de Glass fut représenté une autre fois en 2007.
L’orchestre se compose d’instruments à cordes (violons, altos, violoncelles et contrebasses), d’instruments à vent (flûtes, piccolo, clarinettes, clarinette basse, hautbois, cor anglais, bassons) et d’un orgue. Il n’y a ni cuivres ni percussions. Philip Glass s'est toujours refusé à créer un son orchestral standard et tient à la particularité de sa sonorité. Il précise que son œuvre comporte peu d’écriture pour solistes. « Je me concentre sur les timbres mélangés, comme si l’orchestre était un orgue », précise-t-il.
La distribution comporte deux sopranos, deux mezzo-sopranos, deux ténors, un baryton et deux basses et un large chœur (sopranos, altos, ténors et basses). Comme le Christ est accompagné par les Saintes femmes, plusieurs accompagnent Gandhi dans sa longue marche vers la justice. Rachelle Durkin (soprano) interprète Miss Schlesen. Secrétaire et conseillère de Gandhi, elle aide Rustomji, le collègue indien du maître, à rallier la foule contre le gouvernement britannique. Mrs. Naidoo (soprano) est une autre femme qui suit Gandhi et le conseille. Kasturbai (alto) est l’épouse de Gandhi qui l'assistera dans l’implantation indienne sur la ferme de Tolstoï et qui travaille au journal Indian Opinion. Mrs. Alexander (alto) soutient les Européens, tout en protégeant Gandhi contre leur harcèlement.
Kim Josephson (baryton) est Mr. Kallenbach, le conseiller de Gandhi. Alfred Walker (basse) interprète Parsi Rustomji, Compagnon de Gandhi, il conjure la foule de se dresser contre les nouvelles lois du gouvernement britannique, qui impose au peuple indien de se réinscrire sur les listes, d’être porteur d’un permis de résidence et d’être soumis à des perquisitions arbitraires. C’est Richard Croft (ténor) qui endosse avec brio et passion le rôle de Gandhi, l’instigateur de la résistance non-violente par le biais de la désobéissance civile de masse. On le sent complètement habité par son rôle, parvenant excellemment à intérioriser la force morale de son personnage.
Si le spectateur se laisse vite envoûté par la beauté des tableaux qui se succèdent, il a cependant un peu de mal à s’y retrouver dans l’histoire. En effet, le parti-pris de supprimer les sous-titres en français rend parfois difficile la compréhension des faits représentés. Il n’est donc pas inutile de les rappeler.
L’acte I est placé sous l’égide de Tolstoï, déjà apôtre de la non-violence en son temps et qui représente le passé. Gandhi et lui échangèrent une longue correspondance jusqu’au décès du romancier russe en 1901. Gandhi puisa une partie de son inspiration dans les écrits de Léon Tolstoï qui avait vécu une conversion profonde en une forme personnelle d’anarchisme chrétien, ce qui l’avait amené à concevoir un christianisme détaché du matérialisme et non violent. Gandhi a écrit une introduction à Lettre à un Hindou de Tolstoï, rédigée en réponse à la violence des nationalistes indiens. Certains pensent que, sans Tolstoï, Gandhi n’aurait peut-être jamais été aussi déterminé à mener une action aussi non-violente qui fit sa gloire
La scène 1, Le Champ de Justice de Kuru, rappelle les combats mythiques entre les Kuruvas et les Pandavas. Le prince Arjuna s’adresse à Krishna pour lui demander conseil. « Considère la victoire et la défaite comme étant identiques : puis prépare-toi à te battre. Ainsi, tu n’attireras aucun mal sur toi-même. » Gandhi apparaît et établit un parallèle entre passé et présent.
La scène 2 s’intitule La ferme de Tolstoï (1910). A l’origine de la première action collective en Afrique du Sud de ses partisans, les Satyagrahis, Gandhi établit une ferme coopérative dont les participants mènent une vie simple et harmonieuse. Tous les rédacteurs du journal participent aux travaux agricoles et reçoivent le même salaire sans distinction de métier, de nationalité ou de couleur de peau. L’accent est mis sur la contemplation et l’action.
La scène 3 (Le serment – 1906) évoque la proposition de loi dite du Black Act. Elle consistait en la réinscription des Indiens d’Afrique du Sud sur les registres, avec l’obligation des empreintes digitales, la possession d’un permis de résident, le droit pour la police de pénétrer dans les foyers pour vérification, la perspective de sanctions pouvant aller jusqu’à la déportation. Le Black Act suscita une manifestation de plus de 3000 personnes. C’est l’heure pour les Satyagrahis de prendre position et de s’engager dans un choix capital pour leur liberté.
Sur l’acte II plane l’ombre de Rabindranath Tagore, sage indien qui fut l’un des grands inspirateurs de Gandhi, qui le reconnaissait comme seule autorité morale en vie. Il symbolise le présent. La scène 1 (Confrontation et sauvetage –1896) remémore le séjour de Gandhi en Inde, au cours duquel il a alerté sur la situation des Indiens en Afrique du Sud. Il est en butte à une vive opposition lorsqu’il revient à Durban. La foule en fureur le poursuit lors de sa longue marche dans la ville. C’est alors que la femme du superintendant de la police ouvre son parapluie pour protéger Gandhi du lynchage et le mener en lieu sûr.
La scène 2 (Indian Opinion – 1906) insiste sur le rôle essentiel que joua la publication hebdomadaire du journal Indian opinion dans le développement du mouvement du Satyagraha. Moyen d’information de choix, véritable force politique, il devint un atout de poids dans le combat pour les droits.
La scène 3 est intitulée Protestation (1908). Après l’emprisonnement des leaders du mouvement, les Satyagrahis se révoltent en se faisant arrêter pour différents délits et en remplissant la prison. Le gouvernement propose alors que si la majorité des Indiens accepte l’enregistrement volontaire sur les registres, le Black Act sera abrogé. Mais il ne respecte pas sa promesse et les Indiens prennent la décision de brûler leur certificat. Gandhi prêche alors l’importance de ne concevoir aucune haine pour quiconque : « Que l’homme se défasse de l’idée du « moi » et du « mien », égal dans la plaisir comme dans la douleur et les longues souffrances. »
L’acte III (King) fait référence à Martin Luther King, qui représente le futur. Selon Philip Glass, il est le Gandhi américain. Il est sous-titré New Castle March (1913). Des lois raciales discriminatoires permettent au gouvernement d’Afrique du Sud de contrôler l’afflux de nouveaux colons indiens et de dominer l’ancienne classe de travailleurs. Shree Gokhale, grand dirigeant indien en visite en Afrique du Sud, obtient la promesse de voir ces lois injustes abolies. Devant les reculades du pouvoir, Satyagraha voit le nombre de ses adeptes croître. Les mineurs de New Castle organisent alors une grève par solidarité avec le mouvement de Gandhi. Ils quittent leurs maisons et, conduits par Gandhi, ils marchent durant soixante kilomètres jusqu’à la frontière du Transvaal. La pression sur le gouvernement est telle que tous se tiennent prêts à une épreuve sans opposition, « comme une protestation efficace contre le manque de parole du Ministre et comme une pure démonstration de notre désarroi devant l’abandon du respect de soi. » Au sujet du retour de l’âme vers Brahma, Gandhi proclame alors : « Car à chaque fois que la loi des vertueux s’estompe et que l’anarchie s’élève, alors je me régénère sur terre. Je reviens vers vous d’un âge à l’autre sous une forme visible et remplace un homme par d’autres hommes pour protéger le bien et repousser le mal en y installant la vertu sur son trône. »
Acte III, King (Photo Ken Howard)
Pour servir une telle histoire d’abnégation et denon-violence, il fallait une mise en scène à la hauteur de la beauté morale du personnage. Celle-ci remplit toutes ses promesses grâce à Phelim McDemott et Julian Crouch, qui ont créé une mise en scène d’une grande intensité théâtrale, réalisant « une magistrale fusion entre le son et l’image », ainsi que l’écrit le Times of London.
Même si la traduction du texte en sanscrit n’est pas proposée, la simplicité du décor permet une grande lisibilité. L’ensemble des tableaux prennent place à l’intérieur d’un haut mur de tôle en onduline, censé représenter l’enfermement des Indiens ghettoïsés en Afrique du Sud. Ce mur du rejet tombera à l’acte III pour laisser place à Martin Luther King, de dos, haranguant les foules du haut d’une tribune. On se souvient de la célèbre phrase : « J’ai fait un rêve… » et sa silhouette ne peut que faire songer à Obama. A plusieurs moments, les Satyagrahis émergent du bas de ce mur et y demeurent accroupis, à l’écoute du message de Gandhi.
On a vu que chaque acte était consacré à un personnage célèbre. C’est ainsi qu’on voit successivement Tolstoï, Tagore et King s’habiller avec les vêtements de leur personnage et, aidés par les membres du chœur, prendre place dans un emplacement en hauteur, d’où ils dominent l’action.
Le décorateur explique qu’il a employé les matériaux les plus simples pour créer accessoires et décor. Le sol est ainsi recouvert de papier journal qui forme comme un tapis. Ce matériau sera surtout utilisé dans la scène 2 de l’acte II, centré sur le rôle essentiel que joua l’hebdomadaire Indian Opinion.
Les extraordinaires marionnettes de l’acte I sont en papier mâché. Actionnées par les membres du chœur, elles symbolisent les combattants mythiques que sont les Kuruvas et les Pandavas. Au début de l’acte II, le fond de scène sera envahi par des personnages monstrueux, aux têtes énormes, figures des puissants et des nantis, eux aussi confectionnés en papier mâché. De même, des monstres à la Jérôme Bosch apparaîtront à la fenêtre du fond de scène, comme autant de fantasmes habitant la tête de Gandhi.
Acte II, Tagore
On admirera encore la beauté des costumes des femmes indiennes qui accompagnent Gandhi. D’un bleu violet, dans le premier acte, ils prendront par la suite des teintes solaires et mordorées. Quant au dieu Krishna, présent au début et à la fin de l’opéra, il est rendu particulièrement identifiable grâce à la peinture bleue qui recouvre son visage et à sa longue chevelure noire et luisante. Gandhi, pour sa part, chaussé de sandales, porte le dhoti, vêtement indien blanc en coton traditionnel qui le rendit célèbre. Le bas de tous les vêtements est légèrement teinté d’ocre, comme pour rappeler la poussière des chemins que les Satyagrahis foulèrent pendant leurs années de lutte.
L’ensemble de cette mise en scène est d’un grand lyrisme et sert au plus près le message novateur de Gandhi. Les symboles y sont très nombreux. Ainsi, on remarquera les signes d’une élévation morale avec ce personnage féminin qui monte dans les cintres et la présence en hauteur de Martin Luther King à la tribune, déjà mentionnée. On sera sensible à la beauté profonde de la scène où les Satyagrahis, tous vêtus de blanc, se défont de leurs lampes- tempêtes qu’ils portent à la main et qui s’élèvent vers le ciel. Ensuite, ils mettent le feu à leur certificat de résidence, créant ainsi un feu libérateur. On retiendra encore l’intensité de la scène 1 de l’acte II, dans laquelle les Africains du Sud prêtent la main au lynchage de Gandhi, cerné par cette foule hostile.
Servie encore par un remarquable travail sur la lumière, froide au premier acte, plus solaire par la suite, cette mise en scène inventive fourmille de trouvailles. Si on peut regretter l’absence de traduction continue et la répétitivité de certains airs, notamment au cours du dernier acte, on est séduit par la force et l’émotion d’un spectaclequi prend parfois la forme d’une cérémonie sacrée.
L’orchestre, quant à lui, conduit par Dante Anzolini, soutient avec force ce long chant de la non-violence. Avec cet opéra, Philip Glass cherche à montrer l’actualité du message de Gandhi. « Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec ce qui se passe actuellement à New-York et l’attitude des Indignés. […] Mais il est choquant de constater que soixante ans après la mort de celui qui posa les bases de la non-violence moderne, ce principe ne soit toujours pas respecté. » Cette magnifique mise en scène nous invite à l'entendre.
Sources :
Le Figaro -Musique, Gandhi indigné dans l'opéra de Philip Glass
Sortir ici et ailleurs, Satyagraha, opéra de Philip Glass en direct du Met
Satyagraha (opéra) Wikipédia
Metropolitan Opéra International Radio Broascast Information Center – Satyagraha de Philip Glass