Bouquet de violettes, Manet,
peint en 1872 pour Berthe Morisot
J’ai souvent imaginé ma grand-mère, tendant à son hôte, en un geste gracieux, son joli carnet de cuir, tout en le priant d’y écrire « une pensée ». Une pensée, ce mot qui définit une violette aux fleurs veloutées et nuancées, associe, dans ce sens, la notion de souvenir à celle d’un trait incisif et bien frappé. Ce terme possède le charme désuet du temps révolu où la conversation était un art, charme que distillent quatre textes rédigés par des invités dans le Carnet de poésie de ma grand-mère. Je les restitue avec la ponctuation d'origine.
Ainsi, le 16 janvier 1919, un certain Daniel, dont je peine à déchiffrer le patronyme, lui a écrit ce premier poème sans titre :
Le livre est sur la table, et mon esprit rebelle
A l’effort ordonné se dérobe et poursuit
La chimère du rêve et les espoirs fortuits
Vers les sommets lointains où l’âme se révèle.
En vain je le ramène et ma plume l’attend ;
Il m’échappe sans cesse et d’un bond se délivre
… Mais je revois la main qui m’a tendu le livre,
Le sourire amical et jeune m’invitant.
J’entends comme un écho la voix qui m’appela
Et me pria d’écrire une pensée à peine,
Et soudain mon esprit s’assagit et s’enrène ( ?)
… « Un mot », avez-vous dit. J’obéis : le voilà.
Gravelines 16 janvier 1919
Daniel Zirest-Lauraity ( ?)
Un dénommé Bill, quant à lui, a souligné son embarras devant la demande de ma grand-mère, en lui répondant par une pirouette, qui n’est pas datée, mais qui est, ma foi, fort bien tournée :
?
Perplexité
Sur ce livre, chère Yvonne
Tu veux que je griffonne !…
Mais c’est dur à mon âge
De remplir un page
De grandes phrases sublimes,
Ou de pensées intimes.
Je ne peux pourtant pas
Parler sur les repas
Et le prix d’un canard !
Ni sur Jacques ou Bernard ?
Ni sur la crise des bonnes ?
Tu sourirais. Yvonne……
C’est pourquoi je préfère
Avec un geste austère
Refermer le volume
Et poser là ma plume.
Bill
Le dimanche 14 décembre 1924, c'est René Benjamin (1885-1948) que rencontre ma grand-mère. Cet écrivain et journaliste obtint le prix Goncourt en 1915 pour Gaspard. Partisan de L'Action française, il a écrit des ouvrages biographiques sur Maurice Barrès et Charles Maurras. Il obtempère au souhait de ma grand-mère en évoquant avec à-propos la réponse d'une interlocutrice de Courteline :
Une pensée, Madame? Eh oui! je voudrais bien en avoir une ! Mais je suis un peu comme cette femme que connaissait Courteline, et qui lui disait :
- Penser ? Oh! Dame, moi, je ne pense presque jamais, et quand je pense.... je ne pense à rien ! .
René Benjamin
Dimanche 14 décembre 1924
René Benjamin, par André Villeboeuf, 1930
Enfin, un quatrième texte est signé de Béatrice Dussane. Née Dussan, la sociétaire du Français avait ajouté un e à son patronyme pour imiter Réjane. C’est vraisemblablement à l’occasion d’une représentation théâtrale que ma grand-mère rencontra celle qui édictait la règle qui, selon elle, contiendrait tout le théâtre : « La pensée avant le geste et le geste avant la parole. » Au moment où elle rencontre ma grand-mère, elle est âgée de trente-et-un ans. Les cinq lignes qu’elle écrit évoquent dans leur brièveté cet art du mot et de la répartie :
Et moi je ne pense pas, je passe ! Avec une rapidité qui me désole !
Je ne pense pas, je m’attriste et je m’excuse
B Dussane
Béatrice Dussane dans L'Amour veille par Nadar
Mardi 04 mai 2010