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21 janvier 2010 4 21 /01 /janvier /2010 17:45


Guerre-Algerie.jpg
Et ta blessure, où est-elle?
Je me demande où réside, où se cache 
la blessure secrète où tout homme court se réfugier
si l'on attente à son orgueil, quand on le blesse.
Cette blessure- qui devient ainsi le for intérieur-,
c'est elle qu'il va gonfler, emplir.
Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même,
une sorte de coeur secret et douloureux.
Jean Genet, Le Funambule
.
 

Il se pourrait bien qu’avec son septième roman, Des hommes, Laurent Mauvignier ait écrit l’oratorio funèbre aux soldats perdus de la Guerre d’Algérie que l’on attendait depuis longtemps.

En effet, le livre est construit en quatre parties comme une tragédie en quatre actes (Exposition, coup de théâtre, catastrophe, dénouement), Après-midi, Soir, Nuit, Matin, une sorte d’unité de temps, « entre deux révolutions du soleil », qui, par le biais du flash-back du chapitre IV, nous ramène de 2000 à 1961 aux « événements » d’Algérie, comme fut appelée cette guerre qui ne disait pas son nom. « Oui, bon, c’est pas Verdun. C’est long vingt-huit mois mais c’est pas Verdun. »

L’auteur y livre l’histoire poignante de Feu-de-Bois  mais « dont certains se souviendront qu’il a un vrai prénom sous la crasse et l’odeur de vin, sous la négligence de ses soixante-trois ans ». La blessure intime (évoquée par la citation en exergue de Jean Genet) de celui dont le prénom est en réalité Bernard est racontée par son cousin Rabut, « le bachelier ». Il fut enrôlé en 1961 en Algérie, au « Club Bled », pour vingt-huit mois en même temps que lui, et tient le rôle d’un narrateur peu indulgent dans les deux premières parties, la dernière permettant au lecteur d’avoir un autre regard sur Bernard : ce Bernard alcoolique, ce Bernard qui a abandonné femme et enfants, ce Bernard qui se curait les ongles devant sa sœur à l’agonie en la traitant de « salope », ce Bernard qui avait volé sa mère…

La souffrance ensevelie de Feu-de-Bois surgit avec violence à l’occasion de l’anniversaire et du départ à la retraite  de sa sœur Solange, à qui il offre une broche dont tous se demandent comment il a pu la payer, lui qui n’a pas un sou. Quand Chefraoui l’Arabe va surgir dans le champ de vision de Bernard, il « pète littéralement les plombs » en le traitant de « bougnoule » et en se livrant à une sorte d’expédition menaçante et punitive au sein de sa famille.  Rabut le narrateur pose par ailleurs une question qui revient comme un leitmotiv : « Monsieur le Maire, vous vous souvenez de la première fois où vous avez vu un Arabe ? »

C’est tout l’art de Mauvignier d’ « exposer » ainsi la situation en deux chapitres d’égale longueur (56 et 58 pages) pour en venir au « cœur secret et douloureux »  de la blessure de Bernard, ses vingt-huit mois dans l’Oranais, où il a connu l’horreur d’une guerre sans nom et la fin des illusions. Alors que Bernard au moment du départ du bateau éprouve la peur, alors que la sirène mugit, le chapitre II se conclut ainsi, laissant présager la tragédie : « […] il perçoit un coup plus long et plus fort il lui semble, jusqu’au fond de son être, jusqu’à en avoir les mains moites et pour une fois croiser le regard livide d’un autre appelé qui, comme lui, comme eux, sait que dès cet instant toute sa vie sera perforée de ce coup de sirène qui annonce le départ. » Oui, la guerre a perforé Bernard.

Acmé du roman, l’acte III, Nuit, qui comporte 129 pages, invite le lecteur à découvrir les raisons pour lesquelles Bernard est devenu ce marginal, que tout le monde évite, pourquoi il a quitté femme et enfants dont il ne possède aucun souvenir et pourquoi il expose les photos de Fatiha, une petite fille arabe. C’est en lisant ce chapitre que l’on comprend pourquoi le fils de paysans de La Bassée n’est plus que Feu-de-Bois, double possible du père de Laurent Mauvignier, lui aussi « appelé » en Algérie, qui ne disait rien, et qui se suicida alors que son fils était adolescent.

La voix du narrateur Rabut est ici relayée par les voix multiples de Châtel le pacifiste, de Février qui montre le soir la photo de sa fiancée Eliane dans son portefeuille, de Nivelle qui, dans un village, « sans regarder, sans réfléchir droit devant s’approche d’[un] garçon et lui tire une balle dans la tête », d’Abdelmalik, le harki traître, d’Idir, le harki abandonné par l’Armée française, de Bernard bien sûr qui lit les psaumes dans son missel et ne pense qu’à retrouver Mireille, la fille de colons, rencontrée là-bas. 

Fellaghas et soldats français, sous la plume de Laurent Mauvignier, sont tout à la fois victimes et bourreaux. Quant à l’interrogation de Rabut devant la torture infligée au médecin, devant le massacre de leur compagnie et celui de la petite Fatiha, qui jouait avec leur tortue mascotte, et de sa famille, elle est sans réponse : « […] comment on peut faire ça. Parce que, c’est, de faire ce qu’ils ont fait, je crois pas qu’on peut le dire, qu’on puisse imaginer le dire, c’est tellement loin de tout, faire ça, et pourtant ils ont fait ça, des hommes ont fait ça, sans pitié, sans rien d’humain […] »
Et cette incompréhension stupéfaite de Bernard et de Rabut qui ne peuvent réaliser pourquoi on les accuse, "non pas peut-être que [leur] retard avait sauvé la vie de tous ceux du convoi et les [leurs] aussi, mais comment c'était à cause d'[eux] que les fells avaient pu opérer". Et leur vie après avec les questions et la culpabilité d'être vivants.

Mauvignier, né cinq ans après les Accords d’Evian, a su dire avec réalisme et pudeur cette réalité-là. Dans une interview accordée à Nelly Kaprièlian pour Les Inrockuptibles, il explique que ce qui l’a intéressé, ce n’était pas de faire « un roman sur les bons et les mauvais mais de mettre les hommes en situation. » Grand admirateur de Dostoïevski, inspiré par les cinéastes américains qui ont su « mettre en scène un rapport frontal à la violence plus que l’histoire de la guerre », après avoir lu les avants-gardes littéraires et avoir eu quelques hésitations, l’auteur s’est résolu à « revenir au roman » et « à quelque chose qui cogne ». Cette « sensation d’être du mauvais côté, cette guerre perdue, cette guerre de trop », il a voulu en révéler les non-dits, « pour [les] dire, pas pour [les] réparer […] le roman peut montrer les manques mais il ne s’agit jamais pour lui de donner des réponses. »

Par le biais d’une langue étonnamment inventive, à mi-chemin entre l’oral et l’écrit, qui questionne, répète, ressasse, hésite, reprend, grâce à l’emploi du style indirect libre, par le moyen du « et » indéfiniment relancé, Mauvignier cherche à donner la parole à tous ceux qui, comme Bernard, en furent privés à cause de la souffrance, de la honte et de l’humiliation. Les relais de narration, la multiplicité des points de vue confèrent au récit une ampleur magistrale d’une grande émotion. Commencé à Toulouse, poursuivi à Berlin, achevé à Rome, ce roman a exigé beaucoup de son auteur :  « Je pense n’avoir jamais retravaillé un livre comme je l’ai fait pour celui-ci, parce qu’il fallait un rythme, une densité très particulière et forte, il fallait qu’on ne lâche pas le livre dès qu’on l’a en mains, et j’ai travaillé dans ce sens. »

Et effectivement, c’est un roman qui vous « prend aux tripes » et la fin en est magnifique. C'est la partie IV, intitulée Matin. On y retrouve Rabut, qui ne "voi[t] plus un mètre d'avenir" devant lui, qui pleure la nuit et ne cesse de penser à Bernard, devenu leur "histoire à tous les deux", "cette histoire, qu'on ne sait pas ce que c'est qu'une histoire tant qu'on n'a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s'accumulent et forment les pierres d'une maison dans laquelle on s'enferme tout seul [...]." Après avoir décidé qu'il n'irait pas avec les autres au commissariat témoigner contre Feu-de-Bois dans l'affaire Chefraoui, il s'en va en voiture. Celle-ci glisse sur une plaque de verglas et verse dans le fossé.
Dans le calme d’un paysage de neige, les vingt-huit mois passé en Algérie lui reviennent en plein cœur. Il évoque le rêve avorté de Bernard, l’exode des pieds-noirs, « la rage au ventre, la mort dans l’âme », la liesse des Algériens, les youyous des femmes, le drapeau algérien partout, l’incrédulité des harkis abandonnés, frappés à coups de crosse pour qu’ils ne montent pas dans les camions, les derniers attentats de l’OAS. Il éprouve alors le désir de retourner dans cette Algérie dont il voudrait vérifier l'existence et il se demande « si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard ».


Jeudi  21 janvier 2010

 

                                                               Mauvignier-Laurent.jpg

 

 

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