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22 octobre 2010 5 22 /10 /octobre /2010 09:54

  Joyce Carol Oates-web

Joyce Carol Oates (Photo The Humanist)

 

Lire une œuvre de Joyce Carol Oates, c’est aller à la rencontre de personnages qui nous ressemblent. Mais derrière leur façade de Monsieur et Madame Tout-le-monde, ce sont des êtres qui soudain nous découvrent ce quelque chose, inconnu d’eux-mêmes, qui a fondé leur existence d’adultes. Et c’est là qu’ils deviennent passionnants. Les dix-neuf nouvelles du recueil, Vous ne me connaissez pas, ne dérogent pas à la règle. Et, à la fin d’une lecture hallucinée, le lecteur repose le livre, fasciné par les abysses humaines que la romancière a fait naître sous ses yeux.

Joyce Carol Oates possède en effet le don de mettre en scène de brèves histoires où se trouve résumé ce qui fait l’essence d’un être et sa part de mystère. Ici, c’est un mari excédé par la relation fusionnelle que son épouse entretient avec son beau-frère, qui le pousse à distiller les mots qui l’acculeront au suicide (Complice) ; là, c’est une adolescente de treize ans qui va voir sa vie détruite parce qu’elle dénonce deux de ses frères, à l’origine de la mort d’un jeune noir (Curly red). L’auteur a l’art de dire le moment où le destin bascule, qui va orienter toute la vie du personnage, et le marquer à jamais.

Elle sait à merveille évoquer les limites entre ce qui fut ou peut-être ne fut pas, la part d’incertitude qui gît dans le réel et qu’on ne parvient jamais à cerner. Nédra est-elle prête à sacrifier son bonheur conjugal. Peut-elle avouer « l’histoire de ce qu’[elle a] vu mais n’[a pas vu », à savoir son mari Irish Mac Ewann tuer son père ? (Bonheur). De Crista et Henry, le frère et la sœur, on ne saura pas lequel détient la vérité sur la mort de leur mère, peut-être tuée par leur père, ou non. « Avait-elle vu ? Non. Elle n’avait pas vu, pas entendu. » Mais on devine que la scène meurtrière va sans doute se répéter(Des morts : une élégie). Quant à Jorie, la petite jumelle enfermée dans une cave et qu’on retrouve dénutrie et mutique, est-elle vraiment la victime de sa mère ou de sa soeur jumelle Jamie ? (Jorie et Jamie : une déposition).

Joyce Carol Oates porte aussi un regard plein d’empathie sur la solitude des êtres. Ainsi, dans Cachée, on suit l’histoire d’une enseignante-poète à qui un détenu envoie ses poèmes afin qu’elle les fasse publier. Après s’être intéressée un moment à lui, elle refusera d’apporter sa contribution à sa défense et portera le poids de sa propre culpabilité. Dans Maître assistant, c’est un professeur qui anime à mi-temps un atelier d’écriture. Un des participants, un prisonnier, innocenté récemment, qui a connu l’expérience du couloir de la mort, la trouble et la fascine. Quoiqu’elle le considère comme étant « borderline », elle finira par se rendre chez lui afin de mettre un terme à sa propre solitude. C’est encore une enseignante, Madame Halifax, qui entretient une relation amoureuse avec un élève, Ricky Swann. Qu’adviendra-t-il d’eux ? Son jeune amant tuera-t-il son époux avec un marteau ? Devenue enceinte, sera-t-elle condamnée ? Pourra-t-elle continuer à jouer au bowling ? « Ce n’est pas grave, Madame Halifax, recommence. Il te reste une deuxième chance. »

L’auteur sait aussi évoquer ces moments-clés d’une vie, qui l’influencent à jamais. Sharon, revenant, dans les lieux où elle vécut autrefois, se souvient d’un artisan tapissier qui l’avait troublée dans sa jeunesse. Elle ne parvient pas à oublier la scène au cours de laquelle il l’avait assiégée trivialement dans les toilettes, alors qu’elle faisait du baby-sitting (Tapisserie). La nouvelle, Je ne suis pas votre fils, Vous ne me connaissez pas, qui donne son titre au recueil, détaille la visite de deux frères à leur père sénile dans une maison de retraite. Le narrateur y agresse un résident, qu’il reconnaît comme étant ce professeur de mathématiques, auteur d’attouchements sexuels, dont il avait été la cible en classe, et qui lui avait dit : « Je sais ce que tu vaux. » Quant à la « fille à l’œil poché », victime à quinze ans d’un rapt avec sévices sexuels, à vingt-sept ans, elle ne comprend toujours pas, pourquoi le serial killer ne l’a pas tuée. « Tu sais quoi, petite, lui répétait-il, tu n’es pas comme les autres. » Victime du syndrome de Stockholm, elle continue à le voir « dans la rue, dans une voiture qui passe » (La fille à l’œil poché).

Il y a encore, ces personnages assoiffés d’amour qui vont jusqu’aux limites d’eux-mêmes. Dans Moi et Wolfie, c’est la vie en vase-clos d’un fils de treize ans et de sa mère maniaco-dépressive, que le premier défend envers et contre tout. On pressent qu’ils largueront les amarres pour partir sur la route, vers la « rive canadienne où [ils] n’étaient jamais allés ». Et que dire de ce professeur, un expert médico-légal et sculpteur, qui, en reconstituant le crâne d’une jeune fille assassinée, détruit son couple, et se prend d’amour pour sa fille naturelle qu’il n’a jamais connue (Le crâne, une histoire d’amour ) ?

Dans la quatrième partie (structure en quatre parties par ailleurs assez peu compréhensible), deux nouvelles ont une tonalité différente. Trois filles met en scène deux amies qui déambulent dans la célèbre librairie de livres d’occasion Strand, au coin de Broadway et de la 12° Rue. Elles remarquent une femme qui s’y promène incognito et qui se révèle être Marilyn Monroe. Pour préserver son anonymat, la narratrice lui propose d’acheter à sa place les livres qu’elle désire. Elle les remerciera en leur offrant un livre retiré de l’un de se sacs, Selected Poems of Marianne Moore. Un « soir magique » qui signe le début d’un amour entre les deux amies. Une nouvelle d’autant plus émouvante au moment où l’on publie les Fragments de Marilyn, la star qui disait : « Seule. Je suis toujours seule, quoi qu’il arrive. » L’on sait par ailleurs que Joyce Carol Oates a consacré un ouvrage à Marylin, intitulé Blonde.

La seconde nouvelle de cette dernière partie, Les Mutants, décrit l’expérience terrifiante d’une jeune femme prisonnière d’un immeuble, le jour du 11 septembre. L’espoir est cependant présent lorsqu’elle découvre, au milieu de la nuit, « la lueur d’autre bougies, scintillantes comme des étoiles lointaines ».

Malgré la présence de ces deux dernières nouvelles, il me semble que le texte le plus emblématique soit le dixième, situé quasiment au milieu du recueil, et portant un titre inquiétant très symbolique (Le lac Wolf’s head). Constituée d’un peu plus de deux pages, cette nouvelle est la plus énigmatique. Au bord d’un lac de villégiature, la narratrice est « là, vivante ». Il y est question de « types qui apparaissent et disparaissent », d’une femme servant d’appât, d’une corde à linge solide sous le siège passager d’une voiture, de deux couteaux et de minces filets de sang. L’atmosphère est lourde, toute pleine de la menace d’un inconnu « tourn[ant] autour des cottages et cherchant l’entrée ».

On ne saura rien des personnages : le mystère plane, ce mystère des êtres qui est au cœur de ce superbe livre, avec souvent en arrière-fond le mugissement profond et menaçant des chutes du Niagara.

 

Vendredi 22 octobre 2010

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commentaires

C
<br /> Merci, Dominique, de votre visite. L'histoire d'Ariah, la Veuve blanche, dans Les Chutes, du même auteur, m'avait beaucoup impressionnée. Dans quelle catégorie de votre blog votre billet sur "La<br /> mer secrète de Supervielle" se trouve-t-il ?<br /> <br /> <br />
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D
<br /> Je connais mal la romancière et la novelliste mais j'ai beaucoup aimé son journal publié l'an dernier que j'avais chroniqué, j'ai aimé sa proximité avec ses étudiants, les relations qu'elle<br /> entretient avec d'autres auteurs, tout à fait intéressant<br /> <br /> <br />
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