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2 septembre 2009 3 02 /09 /septembre /2009 15:37

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Si, comme le disait Sénèque, « Voyager n'est pas guérir son âme », voyager peut cependant la ranimer. C'est ce sentiment de nouveau souffle que l'on peut éprouver à la lecture des impressions de voyage de ce jeune écrivain de 31 ans, parti « à marche forcée » un beau matin d'hiver sur le Trakt (Le Moskovsky Trakt, autrement dit la plus longue route du monde, qui va de Moscou à Vladivostok). Dans le sens inverse, il suivra la voie de chemin de fer, sur des milliers de kilomètres sur l'asphalte brûlante, dans la raspoutitsa gluante ou la taïga emmoustiquée, à raison de quarante kilomètres par jour.

La division du livre nous permet de suivre un itinéraire qui va de Vladivostok à Kazan, le trajet-aller par le Transsibérien étant évoqué en guise de prologue et d'une manière elliptique par le biais d'un poème qui dit le vol de son pécule aux environs de Moscou. Après, on se sent plus léger!

Plus léger pour de belles rencontres qui laissent inévitablement un goût d'inaboutissement. C'est un jeune berger nomade, surgi de nulle part, et qui a « la saveur d'une simple présence " . C'est Alexei, l'amoureux de la France, qui laisse « le souvenir d'un ami cher qu'on ne reverra jamais ». C'est Sacha, le porteur d'eau, confiant au voyageur en guise de viatique des vers d'Essenine. Des compagnons de rencontre d'une terra incognita: Youri le chasseur fier de ses trophées préhistoriques, Sacha aux limites des terres qui garde les engins de ceux qui travaillent au pipeline, et les bûcherons aux mains tatouées qui ont connu l'horreur indicible du goulag. Tous ces frères du voyageur qui lui ont accordé « l'humble abri, un peu de thé noir, la chaleur d'un vieux poêle, le bois souple d'un banc de mélèze, un sourire fraternel... et à qui il rend hommage. Beauté d'un livre qui porte haut « l'universalité concrète », chère à Claudio Magris, cette capacité des poètes à trouver de l'universel dans les réalités les plus humbles et les plus immédiates

Mais que serait le voyage sans les silhouettes féminines qui l'adoucissent et l'illuminent? Des hôtesses sont toujours sur le chemin: images de la jeune femme de Taïkang qui prend soin du marcheur et de la petite fille malicieuse qui lui propose eau chaude et gros édredon dans la bâtisse qui embaume les peaux d'orange. Le voyageur n'a pas oublié non plus la sollicitude souriante d'Irinka derrière son bar, le conjurant de se coucher tôt. « Dans une camaraderie sans fard », il a bu le tord-boyaux avec Jenny l'Américaine et il a valsé jusqu'à l'aube avec Svieta, « jeune houri cosaque, toute de cuivre et d'ivoire ». A Irkoursk, n'a-t-il pas envié Aurélien, dont l'épouse Elena, « de longs yeux de Chine [...] sous une crinière afghane », s'étirait sur un sofa? A dix verstes d'Irbit, alors qu'il est assoiffé, la belle Irina tombera à point nommé pour lui offrir l'hospitalité de sa petite Lada verte. Et il se souvient de toutes celles embrassées sur le coin des lèvres « pour être poli » et de celles qui vous font chavirer « sur le le parquet de pin clair »...

Dans ce récit, on rencontre des hommes, des femmes, tout un « petit peuple » russe dont on ne sait pas grand'chose, mais aussi une nature magnifique et violente. Et c'est un des grands atouts du livre que de nous la faire découvrir, changeante et diverse, au gré de la marche et des saisons. Le paysage n'est jamais comme l'indiquent les cartes, le vert y est gris, le jaune aussi, et on se demande si le cartographe est allé sur le terrain!

D'abord, il y a le froid: « Le bitume gelé trace une ligne sombre, troublée par le blizzard. » La marche est harassante, là où « le vent chasse neige et poussière en cinglants tourbillons » Si parfois « l'air est sec et cristallin », c'est plus souvent « les flocons qui tourbillonnent en un opaque essaim » Croire que la première pluie est annonciatrice du printemps est un leurre; la route sera longue avant son arrivée. Il faudra traverser la steppe aride, là où «Gengis Khan rassembla la horde qui défia et défit les Han », errer dans les villes balayées par les vents, être giflé par la bise, se fondre dans les brumes. Il faudra s'embourber dans les marigots, et dans la nuit dont la glace « inocule son venin », « l'âme aux abois », faire la rencontre angoissante d'une ourse et de son petit. Quand le printemps s'annoncera, attention, il le fera accompagné de « tout un microcosme démangeur qui pullule aux sous-bois ». Pourtant, hommes et animaux sortent de leur longue hibernation: « les femmes se promènent sur des télègues à grelots et « mille chevaux et demi paissent »: « derrière la haie sauvage piquée de gratte-culs rouges, sur l'herbe jaune, un chanfrein alezan, deux yeux grands ouverts et des naseaux rosés... immobiles. La bête gît sectionnée, à mi-corps, juste en deçà du garrot. L'arrière manque. L'ours. »

Ce n'est qu'à Atsagat que le printemps naît enfin. Renaissance des couleurs et des senteurs sur les rives de la Bolchoï Rietchka, craquement des plaques de glace « qui viennent gratter les galets », « mystère immense et merveilleux » du lac Baïkal, explosion des « bourgeons vert vif » après une bourrasque mémorable: « Le métal hurlait, l'eau grondait, la boue dégueulait, mais le tabac n'en avait que plus de saveur. »

Aux marches de Vidrino, le soleil se met à taper dur et, à l'étape sur les bords du lac, le voyageur se croit sur les bords du Loch Ness; il anche sa bombarde et se met à sonner la diane! Après Arshan adieu au « grand Baïkal »; on est dans la taïga, « c'est là que traîne le cri des loups […], cri mélancolique, effrayant », et le voyageur ne s'écarte pas de la voie; « on est toujours bien assez près du cri »!

De belles visions jalonnent la route vers l'Angara: « L'aube n'a pas encore paru que le monde s'éveille et me tire du sommeil. Le grondement des galets. Un lueur sur les eaux. Des chevaux boivent […] Au milieu de l'onde, une barque se berce, inondée de lumière. Les poissons attirés se laissent prendre au filet, hallucinés. C'est un drame étonnant, presque immobile dans le presque silence. » Car le marcheur a une âme de poète et voit Dieu à l'œuvre derrière la beauté du monde: « L'Angara se diapre de lumières douces ou vives, se drape de gaze ou chatoie, selon les heures, au gré de ses humeurs... Le chemin trace une ligne douce entre les collines où il fait bon marcher et flâner. Toute la Création se déploie, palpite et se meut insensiblement, telle la main de Dieu au-dessus du néant. »

En Sibérie, de nouveau, les moustiques passeront à l'attaque, tout comme à Strachna une « bande de marlous » qui dévaliseront le marcheur sous son églantier, lui laissant les dents vacillantes mais avec sa croix de « vieux-croyant, fidèle, qui avait refusé d'aller au diable. » Ensuite, ce seront les grandes eaux, les rivières dégorgeront, les vaches surnageant tant bien que mal, et le voyage se poursuivra vers le nord.

Sous le soleil de la taïga, « Pas une ombre. La mienne crève sous mes pieds. » Solitude de celui qui marche là où « ça fond comme des cendres sur le visage où le sel dégoutte. Et l'air qui vacille au ras du sol... » Accompagné de Sacha, le marcheur sera de nouveau face à face avec un ours tandis que son compagnon répète: « Prekrasna... Prekrasna... » (Magnifique).

Après Tchounsky, il rencontrera des bûcherons qui vivent une sorte de « rêve de Robinson » dans une isba, où rien n'est superflu. Parenthèse sylvestre de bonheur pur. Des papillons volètent dans les cheveux tandis que Kolia brandit un « magnifique coq-lyre, tout chaud, palpitant encore. »

De Kanksk à Omsk, ce seront les taons, « des cyborgs miniaturisés » et quarante degrés sur des champs à perte de vue. Vers la fin du voyage, sur « le chemin d'essoufflement » se posera la question de savoir s'il vaut mieux « vaquer dans le sous-bois en maudissant la grand'route ou crever sur celle-ci en rêvant de campagne». La réponse sera donnée par la nature elle-même, rassemblée pour « acclamer le pèlerin: « Il y avait le loup bien sûr, qu'on entendait au loin; l'ours, à l'aplomb des cimes oscillantes; le coq-lyre et ses cris fabuleux; la corneille fière, en gilet de flanelle; le lièvre véloce, oreille à l'orée; l'écureuil mutin et son costume rayé; la vache placide, qui annonçait l'homme... »

Après avoir atteint « l'ancienne grand'route, le voie des tzars... et des bagnards », se nourrissant de baies, d'oignons sauvages et de pain, tout en savourant « l'amertume d'une feuille de pissenlit », le marcheur n'aura de cesse de voir apparaître « cette ligne aérienne, d'asphalte détrempé, qui dégoutte contre les grands pins... Iekaterinbourg... L'Oural, enfin. »

Certes, son rêve de traversée continentale trouvera son terme aux rives de Kazan: « Je ne chanterai pas le Baltikum, ni les sables de Courlande, ni les forêts de Poméranie », mais, au plus près d'une nature violente et sauvage, il nous aura donné une hymne magnifique à ces terres mystérieuses mais aussi dévastées.

Car la dévastation, le voyageur nous la dit à travers la descriptions des villes: « Partout le béton soviétique a laissé sa marque dure à l'érosion. » Dans le port de Suifenhe, où les buildings ont poussé d'un coup, « macèrent la pègre et le vice ». Les « villes apoplectiques » brassent leur « magma de misère », elles sont « nue[s], sale[s] et désolée[s] ». Ce sont des « constructions enfantines, émanées d'un cauchemar » comme à Mandchouli, ce sont des villes maudites comme Daouria « écrasée pour avoir oser défier l'ogre rouge », c'est Sosnovo fêtant le 9 mai « la victoire- acquise au prix dérisoire de vingt-cinq millions de morts- de l'épatant Koba (Staline, dit « l'ours ») sur l'affreux Dudule » (Surnom donné en France à Hitler), c'est Tobolsk avec sa « fureur mécanique et ses traînées de soufre, l'asphalte dur et ses murs de ciment, les artifices de la ville et ses brondissements. » Traversant ces villes violentées par plus de cinquante ans de communisme, le voyageur dresse ainsi la géographie d'un pays mutilé et détruit par une idéologie mortifère.

Aucun fanatisme n'est épargné. Ainsi, à Longjiang, Mao en prend pour son grade: « […] Dans la bourrasque, seul le Grand Timonier, l'inénarrable dompteur de tigres en papier, l'ineffable bienfaiteur de l'humanité, se dresse sur son piédestal, majestueux et débonnaire, pour extorquer au ciel quelque lendemain chantant. »

Il en va de même pour Lénine, dont la tête sculptée monumentale a le dérisoire honneur du Guinness Book: « Les Soviets ont perdu la boule. Du coup, ils en ont fait une statue. […] C'est la plus grosse du monde. […] C'est la tête à Lénine. Ça ne manque pas de sel quand on sait qu'il l'avait petite... une « petite tête jaune aux méplats de Mongol » [selon Claude Simon]. Mais ça ne se dit pas. Un si vaste esprit! […] le drame se joue. Quelque part dans les ténèbres de cet immense petit crâne. C'est un songe. C'est l'infini. C'est une tragédie. C'était... C'est fini. »

Quant à la maison, toute de guingois, du géant Raspoutine au magnétisme pervers, n'est-elle pas le symbole de l'écroulement du régime tsariste? « Elle [la babouchka] m'agrippe, me traîne sur le chemin et, d'un doigt noueux qu'elle redresse à grand-peine, me désigne une bâtisse noire et biscornue: l'humble crèche où, à l'aplomb de la météore de passage cette nuit-là, naquit Raspoutine, le vilain petit messie. »

Outre la description de la nature sauvage et des villes violentées, l'ouvrage passionne à bien d'autres égards, notamment grâce à l'émotion. Celle-ci surgit au détour d'une page alors qu'on ne l'attend pas, affleurant souvent derrière le regard lucide du voyageur: «  […] Sur le bas-côté, d'autres tristes cippes; crève-cœur de marbre ou de toc, réguliers comme des bornes kilométriques. Ici, cloué à l'arbre, un volant. Là, dans un vieux pneu, des fleurs synthétiques. Plus loin, sur un banc couvert de neige, un ryumka de fer blanc (petit verre à vodka); pauvre Kolia, mort à vingt ans... » Traces dérisoires du passage de l'homme dans un cimetière dont la mélancolie serre le cœur.

Dans la petite isba de Robinson, Kolia prépare le dîner et Andreï retient le voyageur quand ce dernier veut servir le bouillon: « Kolia aurait détesté qu'on le prît en pitié à cause de sa main coupée. L'Afghanistan. Saloperie. La honte et l'amertume. Et cette main absente... Dire qu'il faudrait se rappeler ça chaque jour, jusqu'à la mort. » Quelques lignes, et tout est dit de l'absurdité de la guerre!

A Taïchet, on rencontre Philémon et Baucis, unis par-delà la mort et la description est poignante: « Sous une casquette de cuir usé, sur une chaise antique, se recroqueville un petit vieux tout sec. […] Il est là, immobile, près de la voie de fer abandonnée aux herbes, posé sur l'herbe. […] A ses pieds une femme est couchée, une petite vieille, toute sèche et noueuse, au pied de la canne, sur l'herbe molle. Elle a les yeux fermés. Il a fermé les yeux. C'est ainsi qu'un petit vieux veille sa petite vieille, tombée près du marché, aux marches de Taïchet. » 

Ou encore, cette réflexion pleine de sensibilité sur le passage du temps: « A Tara. Tara... Où la pluie noircissait le bois chantourné des vénérables isbas qui s'affaissaient, s'enfonçaient dans la terre gorgée d 'eau. Plusieurs siècles avaient passé sur elle... et combien de froids hivers... La patine du temps les teintait de mélancolie, et quelque chose comme un regret me les rendait amères. Ce monde, réprouvé... et sa beauté... sabotée. »

Et pourtant, au pied de l'iconostase, Yossip le charpentier s'émerveille: « Le parfum du pin fraîchement scié vaut tous les encens de Rome! » Et le voyageur de commenter: « Oui, ce parfum... ce parfum est celui de la vie, de la résurrection, de cette résurrection que tant de ruines implorent des fins fonds du pays. Je m'assieds à ses côtés, en silence, face à l'icône sainte, bienveillante, rayonnante de grâces... » L'émotion est ici empreinte d'espérance.

L'émotion est cependant modulée par l'humour et auto-dérision qui donnent à l'ouvrage saveur et vivacité. Le ton en est donné dès le prologue, alors que le voyageur vient d'être dévalisé: « […] Et toi qui as glissé ta main sous le coussin, sois béni! Brave moujik, tu sais bien, ô sage, que ton frère qui n'a plus rien ne saurait être châtié dans ce qu'il n'a pas... » On ne saurait être plus philosophe!

On appréciera de même cet autoportrait savoureux qui succède au portrait du « bougnat mandchou » et qui permet d'entrevoir le sort du malheureux (et courageux!) étranger: « Nous sommes tous des bougnats mandchous. Mais j'ai choisi de sacrifier le mandchou pour retrouver le bougnat. Sur la route. Car c'est là, la place du bougnat. Loin du lupanar, des gourgandines et de la bamboche. Loin du scandale. Sur la route. Par trente degrés dessous zéro. Dessus la glace. Et par monts et par vaux. Et qu'importe le vent coulis. On a tous les courages, quand on est un bougnat. Faire le feu chaque lieue pour que fonde la glace, et savourer sa part. Creuser la terre gelée, à la dague, pour que la tente se tienne, et tienne en respect l'aquilon. Se coucher habillé et guetter la matin, sans dormir, pour espérer le trouver. Se lever, sale, fourbu, et reprendre le sac, tellement pesant quand le but est si lointain... » Dire le courage et la persévérance derrière la dérision, n'est-ce pas là une forme de grande modestie, sinon d'humilité?

Dans le petit apologue, dit du « Français croqué », le voyageur raconte encore une fois, à sa manière, avec un art élégant du détour, les risques réels qu'il a encourus. « Paraîtrait qu'un jeune est passé- à plus d'un titre- dans les forêts alentour. Le bruit court que le téméraire avait entrepris la promenade des Anglais, sur le bord du lac, lorsque interpellé par papa, maman et bébé ours, il ne sut faire valoir son droit de visite sur les terres de l'empire ursidé. Le pauvret fut croqué et, outre les brisées du festin, on trouva un gant de toilette sang et poils, démontrant à qui en doutait encore que Michka sait vivre et qu'il s'essuie le museau quand c'est son bon plaisir. » La Fontaine n'aurait pas dit mieux!

Ce récit de voyages retient de plus l'attention car le voyageur possède un art certain du portrait, celui de brosser les silhouettes d'un monde englouti. La famille martyre de Nicolas II se transforme en image sainte: « […] une icône. Le tzar et la tzarine, timides, auréolés d'or. Autour du couple impérial, dans des médaillons, le tzarévitch et toute la couvée, tous roses, poupons, pimpants... »

Et c'est à Kharbine que défile silencieusement la cohorte des maîtres du monde d'autrefois, englouti dans la tourmente rouge: « Et le pope soutane courbettes devant bulbes très saints dorés, et le marmot modèle costume marin raie de côté, et madame crinoline taille guêpe ombrelle et valet de pied, et monsieur moustaches fines lorgnons canne canotier, et vénérable général monté sabre éperons dorés, tout ça dispersé. On les a fait péter dans la soie. On leur a volé dans le froufrou. On peut dire qu'ils l'ont eue gratis, la dentelle. Et pas de la fine. Déportation, exécution. »

Et l'imagination de s'envoler dans une Russie de livre d'Histoire quand le lecteur découvre le superbe portrait haut en couleurs du héros déchu de Daouria, Roman von Unger-Sternberg, « aristocrate balte de lignée teutonique, général russe Blanc marié à une princesse chinoise, seigneur chamaniste, ascète sanguinaire que les Asiates vénéraient comme la réincarnation de Gengis Khan, moine-soldat qui rêvait d'une Grande Mongolie, du lac Baïkal au Tibet et de la Mandchourie au Turkestan oriental, gueux famélique traqué par les Bolcheviks jusqu'aux portes de Novossibirsk, où il fut fusillé, abandonné de tous et de Satan lui-même. »

Et n'oublions pas non plus toutes ces figures de « moujiks », dessinées en un trait de plume lapidaire. C'est au départ de Vladivostok que surgissent les « deux gueules torves et vagissantes de Sacha et Liena », préfigurations de tous les autres, qui ont poussé « comme des fleurs malingres à travers la neige, cachés des hommes dans cet exil misérable. »

Le 9 mai, à Sosnovo, on fête le soixantième anniversaire de la victoire, et la description pleine de vie et de mouvement plonge le lecteur en plein charivari. « Le Caucasien et l'Asiate [y] chopinent dans un mouvement symphonique, mêlent leurs larmes et font sans-façon la bête à deux dos » tandis que « les babouchki sanglotent amoureusement » que « la marmaille se barbouille de grosses pommes confites qui dégoulinent en rouge à lèvres » et que « les filles malignes exhibent leurs cuisses » pour « les gars [qui] jouent les marlous, la casquette sur l'œil et la bière à la main. »

Des figures de vieillards inoubliables jalonnent le périple. Après Daouria, dans sa vieille isba, le voyageur est accueilli par un personnage du plus haut burlesque, le « vieil Alexandr Ivanovitch […], superbement paré de l'uniforme à bandes jaunes des cosaques de Transbaïkalie, magnifiquement chaussé de pantoufles trouées. »

Aux marches de Vidrino, surgit «  un ancêtre étique, sec comme un coup de trique, les chicots hérissés et la barbe sauvage », tout heureux de montrer avec fierté à son hôte ses trophées de chasse. 

Le coup d'œil est d'une précision photographique lors de la rencontre avec un couple de motards qui « sirote un tilleul à la table voisine » de celle du voyageur et voilà ce qu'il en dit: « Lui, poil sale et filasse. Elle, oeil lavasse et las. Tatoués tous deux estampillés Hell's Angels. Je l'imagine guichetier au Bolchoï, versant sa larmichette sur le Lac des cygnes; elle, plutôt montreur d'ours, un ours avec un ruban à grelots et des pompons bleus. »
Le regard du voyageur est aiguisé tout autant que sa plume, qui joue de manière virtuose avec juxtaposition des termes, assonances et allitérations.

Alors qu'est réellement ce livre? Un ouvrage documentaire, un récit de voyage, une invitation à relire l'Histoire du communisme? Tout cela à la fois et bien plus sans doute car ce texte raconte l'histoire d'une recherche, voire d'une quête initiatique. Le voyageur ne s'est-il pas mis en chemin avec la Bible et ses poètes favoris dans son sac?

Le voyage prend bien souvent l'apparence de l'épreuve au désert avec tout un lexique de la souffrance et de la douleur: « Ces derniers jours m'ont épuisé. […] et la douleur et l'ivresse, l'implacable mécanique des pensées sans cesse répétées, l'obsession d'arriver quelque part, ailleurs, jusques à la torpeur... et l'espoir insensé que quelque chose adviendra qui m'ouvrira les portes de quelque lieu, de quelque temps plus clément; ces longues courses m'ont consumé. »

Dieu est partout: sous l'iconostase dorée où se confesse le voyageur, et sur la planchette où l'on dépose l'obole à Bouddha: « De ma main gicle une poignée de kopecks qui scintillent dans l'éther comme autant de gouttes d'eau cuivrées. Le prix à payer pour le passage. A peine le poids d'une âme. » Le chemin est aride et il faut payer pour en atteindre le but!

Aux abords du lac Baïkal, le vocabulaire devient quasiment mystique: « Et puis, il fallait bien qu'un larron porte un peu, en plus des siens, les péchés de ses frères. Deux jours de désert n'est pas un prix trop élevé. »

En effet, dans ce voyage épique, le surnaturel (ou le fantastique comme on voudra) n'est jamais loin et le voyageur nous confie la curieuse expérience de ce qu'il appelé « l'effet Zone ». Alors qu'il vient de faire halte dans une isba accueillante et qu'il a bien repéré le trajet de la journée (quarante kilomètres en ligne droite pour une douzaine d'heures de marche), le marcheur persévère de manière incompréhensible à s'écarter de sa route. Malgré les innombrables difficultés rencontrées, il retrouve à chaque fois « un sentier nouveau d'une nature différente », tandis que le paysage prend « une étrange tournure ». Nuages, soleil, et même son ombre, tout est « improbable » et « hallucinant ». Et pourtant, à l'heure de l'angélus (et ce moment n'est pas anodin!), il retrouve le pont qu'il avait pointé sur la carte!

Après s'être tu pendant quarante jours (et Jésus fut ce temps au désert!), « au bord de l'essoufflement », le jour de la Sainte Marie, il comprend que sa « joie plonge [ses] racines au désert » et relit une fois de plus la lettre écrite par le Frère D. , et qui fut son viatique pendant le voyage. « Sens en toi la faim du fils prodigue, reconnais en toi l'angoisse d'être loin de la maison du Père. Qu'elle te donne de l'énergie pour marcher vers toi-même. […] Accepte le passage au désert. Accepte de tout perdre. […] Que ta souffrance te rende capable d'être autrement que pour toi-même, sinon elle sera perdue. » La longue marche prend alors tout son sens, et même si le voyageur ne l'achèvera pas, il ne l'aura pas entreprise en vain.

Ainsi, avec ce premier ouvrage, Marc-Henri Picard livre un texte au ton très personnel, où l'oralité se mêle au registre soutenu dans un savant dosage, d'une haute tenue littéraire, bien éloigné des élucubrations d'écrivains de « tour d'ivoire ». Sous la morsure du gel, dans la touffeur de la taïga et l'ivresse de la vodka, un jeune aventurier épris d'absolu renouvelle le récit de voyage d'une plume incisive et sensible, tout en nous apprenant à regarder « l'étranger » comme un frère.

                                                                                                                                                                                                      Le 9 août 2009

 

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commentaires

M
Chère madame,<br /> <br /> Je tiens à vous adresser mes plus sincères remerciements pour ce travail de lecture et de commentaire de mon humble bouquin. C'est de loin l'analyse la plus travaillée et la plus intelligente qu'il m'ait été donné de lire! Il me semble que vous avez finement compris et formulé certaines perspectives qui - sans doute à cause d'un manque de clarté de ma part - ont échappé à la plupart des critiques. Néanmoins, je ne sais si mon ouvrage mérite un tel éloge...<br /> Un grand merci à vous, donc.<br /> <br /> Marc-Henri Picard.
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